« Tu n’as pas reçu mon texto ?
– Je n’ai pas de cellulaire, alors je ne peux pas recevoir de textos.
– T’as pas de cell ?
– Eh non. Et pas de télé non plus. Mais je vais très bien, tu sais. »
Stupeur. Aurions-nous affaire à un vieux réactionnaire aigri et nostalgique, ou à un de ces jeunes aux cheveux longs qui partent vivre en nature ? Il faut que ce soit un original en tous cas, un décalé. Voilà ce qui vient tout de suite à l’esprit, tant la pression sociale exige qu’un individu normalement constitué soit en possession d’un cellulaire. Avoir un cellulaire devient un rite de passage pour un enfant.
On lit bien des études sur les conséquences des nouvelles technologies sur notre santé et sur nos habitudes sociologiques, on voit bien des reportages sur ses dérives. Mais difficile de se sentir concerné : moi je sais ce que je fais, moi je suis modéré, et de toute façon, moi je n’ai pas le choix. Et puis on connaît le refrain : à chaque époque les hommes ont eu peur des nouvelles technologies et prédisaient la fin du monde.
Pourtant il y a une différence fondamentale entre nos téléphones, iphones, tablettes, et le gramophone, le télégramme ou l’appareil photographique : chacun de ces nouveaux appareils est simultanément un appareil de communication et un appareil de projection de sa propre image. En touchant à notre langage et à notre image, il fait partie de la construction d’un individu.
Dans le mouvement de ceux qui cherchent à sortir du mode de vie dicté par le consumérisme libéral, on trouve des originaux qui partent voyager avec un dollar par jour, d’autres qui n’utilisent que de la technologie des années quatre-vingt, d’autres encore qui vont vivre dans des villages écolo. On sourit, c’est cocasse. Mais ces expériences radicales se situent à des années lumière de nos vies, et en attendant, rien ne change pour la majorité.
Il existe pourtant un changement plus petit, plus intime, plus humble peut-être, à la portée de tous : adapter notre usage de ces technologies. Et pour cela, nul besoin de guide spirituel. Je décide d’évacuer tous les plaisirs qui m’asservissent, et de ne plus chercher que le plaisir dans ma liberté. À partir de là, mon utilisation des technologies ne suit plus qu’un seul principe. Ce principe est simple, mais il est à appliquer dans chaque utilisation : Je n’utilise une technologie que si elle ne parasite pas ma rencontre directe avec un lieu, un objet, une idée ou une personne.
Faisons donc une expérience de pensée, en prenant deux usages du téléphone : la communication et l’image.
Un téléphone au service de mon intelligence
Mon téléphone cellulaire me permet d’être joignable non pas en tout temps, mais aux temps où je le souhaite. Si je retrouve un ami dans un café, le téléphone est éteint, au fond de mon sac. Et même s’il se mettait à sonner, je n’interromprai pas ma conversation pour dire à quelqu’un « Ouais salut, je peux te rappeler plus tard ? » Une urgence ? Si c’est une urgence, je le saurai bien assez vite.
Dans le métro, grâce à mon téléphone je peux écouter de la musique, une émission de radio, lire des articles. Le transport est peut-être le seul moment de la journée où je me retrouve avec moi-même. Et on voudrait me l’enlever avec des cases, des boules de couleurs et des courses, tous ces jeux sur téléphone pour combler le vide, pour m’empêcher de m’évader, ou tout simplement, de suivre le flot de mes pensées ? Non merci, je ne consomme que des plaisirs élevés en liberté.
Mon téléphone n’est pas intelligent. (Ah bon ?) Non, il n’est pas doué d’intelligibilité (Comment ça ?). Mon téléphone ne comprend rien. (Pourtant…) Mon téléphone ne fait que réagir à ce que je lui dicte. (Bah ça alors !).
Une photo qui me rappelle un moment vécu
Les photographes professionnels sont avant tout de grands observateurs, très attentifs et entièrement présents là où ils sont. Leur appareil photo est le prolongement de leur rencontre avec un lieu.
Je suis en vacances. Je visite un des plus beaux monuments au monde, une cathédrale. Je prends le temps de rencontrer ce lieu, d’y être présent, de sentir la pierre, d’écouter l’écho des voix, d’admirer les reliefs. Je ne brandis pas mon objectif pour saisir la beauté plastique qui figure sur toutes les cartes postales de la boutique à souvenirs.
Me voici devant un paysage magnifique. Lac, montagnes, forêt. Je veux vivre ce paysage, me sentir dedans. Je médite, j’admire, je reste disponible. Je ne laisserai pas l’appareil interrompre cette rencontre, je ne prendrai une photo que si elle prolonge ma rencontre avec le paysage ou le monument. Alors quand je la regarderai, elle me rappellera ce moment que j’aurais vécu. Elle me rappellera le vent sur ma peau ce jour-là, le chant dans la cathédrale. La photo sera un pont vers le lieu que j’aurais rencontré, pas un mur pour le cacher.
« Cette espèce de petite liberté »
Ainsi le téléphone connecté à internet me permet de rencontrer des choses, des lieux, des objets, des idées, des personnes, qui dépassent le point de l’espace-temps où je me trouve. Mais jamais il ne me retire à la présence aux êtres et aux choses ici et maintenant. En tout temps je préfère la présence : je choisis d’entendre la voix d’un ami plutôt que de communiquer par messages silencieux en permanence.
La simple recherche du plaisir d’exister aux autres et au monde peut nous amener à couper le son lors des publicités et à éteindre le cellulaire sans s’inquiéter d’avoir manqué un appel dont la boîte vocale se chargera très bien. Par ces petits gestes, je me désintoxique, je nettoie mon espace personnel pour mieux l’ouvrir au monde qui m’entoure. Et en faisant cela, je ne me prive de rien, au contraire. Je m’offre davantage de plaisirs, car j’aurai toujours plus de plaisir à être totalement présent dans une conversation ou un voyage qu’à n’y être que par intermittence. Je m’applique à cultiver une microrésistance. Elle consiste à inverser mon rapport aux technologies : ce sont elles qui me servent, elles servent ma liberté et mon plaisir d’apprendre, de communiquer, de découvrir. J’y travaille dès maintenant, car demain viendront les lunettes google, les téléphones incorporés, les objets connectés.
Dans une entrevue de Claude Santelli en 1969, Georges Brassens, interrogé sur ce qu’il pense du monde qui se dessine, exprime sa peur de perdre « cette espèce de petite liberté de penser tout seul ». C’est elle qui est en jeu dans nos petits gestes. Elle est pas bien grande, cette liberté, ça n’est pas celle qui est écrite dans les grands discours politiques et dans certaines devises. Humble comme ce grand homme, elle est peut-être ce qui nous est à la fois le plus fragile et le plus nécessaire.
On le dit “sans fil”… Cependant, quel fil à la patte ça peut être !
On le nomme “cellulaire” aussi, parfois. Et c’est vrai qu’il nous isole souvent des autres, d’avantage encore qu’il nous relie à eux.
Sans parler de cette sorte de tyrannie de l’instant à laquelle, si nous n’y prenons garde, nous sacrifions toute possibilité de réflexion, de mise à distance,. Le texto exige, presque implicitement, un texte tôt en retour..
(Sourires)