Depuis la révolution numérique, les rayons papèterie ont diminué un peu partout. Moins de stylos et de papiers à acheter. Aux Etats-Unis, l’année 2014 aura rendu l’apprentissage de l’écriture manuscrite optionnelle dans quarante-cinq états (sur cinquante). En Europe, bien que les enfants soient familiarisés très tôt avec les ordinateurs et les ipad, c’est toujours l’excitation à chaque rentrée scolaire des stylos à choisir, plume, crayons, bics, des cahiers à grands et petits carreaux, avec ou sans spirales. Quelque part entre l’Europe et les USA, le Québec hésite. La nouvelle méthode d’apprentissage de l’écriture enseigne aux enfants d’abord à former les lettres d’ordinateur, où un l n’est qu’un trait vertical.
Les psychologues avancent les bienfaits de l’écriture manuscrite dans le développement du cerveau, tandis que les évolutionnistes pointent le nécessaire abandon d’anciennes technologies. Le débat est complexe. On le sait, les grandes périodes de l’histoire de l’humanité sont marquées par l’invention d’une nouvelle technologie : le feu, le papier, l’imprimerie, la locomotion motorisée. Parce qu’une technologie change notre rapport au monde, il faut en être conscient. Pour mesurer le poids de l’abandon de l’écriture manuscrite, il faut comprendre quel rapport au monde s’installe dans ce geste.
Le même geste pour tous : un individualisme dépersonnalisé
Dans le monde du capitalisme libéral, la consommation est principalement dirigée vers l’individu. À chaque sortie du nouveau gadget à la mode, les communicants nous font croire que nous gagnerons en liberté individuelle. Le tableau qui suit est pourtant toujours le même : tout le monde dans la même position devant sa petite machine. Nous sommes réduits à faire les mêmes gestes. Deux pouces pour faire des lettres.
Chaque écriture est unique. Chacun trouve sa manière de tracer, son rythme, la position de sa main. Le monde de la communication par textos est celui d’une communication silencieuse et homogène. Bien sûr, on choisit son fond d’écran et la couleur de surlignage de nos échanges. Par le même geste des pouces, on choisit un film, on écoute de la musique, on envoie un message professionnel, on flirte, on se dispute. Ces mots qui nous permettent de construire notre relation aux autres, ceux par quoi on se construit, sont en train de quitter notre corps. Bien sûr la question n’est pas de choisir un mode de communication ou l’autre, mais de choisir lequel appliquer dans quel contexte. Quand avons-nous besoin d’instantané et de vitesse ? Et quand avons-nous besoin de prendre le temps de choisir les mots ? L’homme a une étrange capacité à transformer une possibilité libératrice en contrainte. Il ne fait plus de choix : il faut aller vite, partout, tout le temps.
L’horreur de l’attente
La valeur temps est l’une des plus puissantes pour contrôler les individus : être le plus performant, c’est faire le mieux possible en peu de temps. On va jusqu’à nous vendre la télévision avec internet, pour ne plus avoir à se lever du divan pour aller chercher son ipad (extrait du reportage Toute ma vie sur internet de Nicolas Combalbert). L’oreillette pour ne plus avoir à sortir son téléphone de son sac ou de sa poche. Et par ce magnifique outil qui nous permet de gagner du temps, on nous offre un accès rapide à des divertissements qui nous le font perdre.
Avec la numérisation des échanges, on ne connaît plus l’attente d’une lettre ou d’une carte postale. L’attente, on ne la supporte plus. Rendez-vous avec un ami : un SMS pour prévenir qu’on arrive dans cinq minutes, un autre dès qu’on est arrivé, un autre si on est en retard. Bienvenue dans un monde sans attente, où tous les vides doivent être comblés. Petits jeux de cases et de couleurs ou de courses de voiture pour les moments creux dans le métro.
Plus rien n’a le temps d’attendre. Ni la personne avec qui on a rendez-vous, ni la lettre qu’on veut lui écrire. Le légume n’a plus de saison, le poulet atteint la taille adulte en un rien de temps. Qui connaît encore le plaisir de retrouver le goût de la tomate après plusieurs mois ? La nature comme la parole ont perdu leur rythme, leur relief. Le climat aussi. Tout est devenu lisse.
Lifting généralisé
Glissent glissent les pouces sur les écrans plats. L’écriture se lisse. Plus de pâté, plus d’encre, plus de rature. Plus de bruit du stylo qui glisse, de la feuille qui se tourne. Silencieuse et lisse. La conversation est silencieuse. Plus besoin de se rappeler ce qui a été dit, la machine le fait pour nous. Il suffit d’une glissade de pouce pour consulter l’historique. La mémoire elle aussi est lissée. Elle qui avait des trous, qui parfois soulignait, grossissait, insistait. L’opération de lifting généralisé est lancée. On se lisse la peau de nos rides et de nos bourrelets. La cuisson des aliments est mise à plat sur les plaques électriques. Presque plus de flamme. La photo n’a plus de relief. Elle glisse. Tout se déconnecte de la matière et du corps.
Il y a dans le geste de l’écriture quelque chose qui engage notre rapport aux autres, à ce qui est censé fonder notre humanité : le langage, notre rapport au temps, et, quelque part, notre projet de société. Avant l’écriture nous vivions dans un monde oral. La parole était vivante. Aujourd’hui combien d’heures par jour passons-nous à communiquer sans voix et sans geste ? Il nous appartient de déplier nos gestes pour être conscients du monde qu’ils tracent à nos enfants.
Exit l’attente, au même titre que l’inaction, le silence, le manque, etc. Désormais, l’homme moderne ne peut, et ne doit, qu’être perpétuellement “comblé”. Est-on heureux, pour autant ? Sans doute, si le bonheur consiste, pour certains, à vivre bourrés. Cependant, la plénitude est bien loin de naître de cet état là… J’ai plutôt, a contrario, le sentiment qu’elle se nourrit de vide, comme la musique, de silences et l’amour, d’absences.
Il faut du vide pour “aspirer” à quelque chose, désirer, ou rêver.