« Nous sommes faits de carbone, de tissus, de muscles… mais qu’est-ce qui tient tout ça ensemble ? Comment décrire cette chose mystérieuse qui unissait les milliers de gens venus écouter Caetano Veloso à la fin des années soixante au Brésil. C’était le début du mouvement Tropicalia. Quand on regarde les archives des concerts de ces années-là – du Brésil à l’Angleterre, de la France aux Etats-Unis, Isle of Wight, Woodstock, les Olympias de Brel ou de Piaf, le Bobino de Barbara, on retrouve un esprit commun. On rit de leurs coupes de cheveux et de leurs rêves démodés et pourtant, quelque chose nous fascine.
Des jeunes aux cheveux longs, un lacet qui leur traverse le front, entrent en transe, un joint dans une main une bouteille de bière dans l’autre. On rit en voyant ces gamins que furent nos parents. Ceux-là mêmes qui nous ont finalement légué une société d’hyperconsommation, d’individualisme exacerbé, d’inégalités grandissantes et de guerre permanente. Où sont passés les rêves qu’ils avaient quand ils chantaient Blowin’ in the Wind ou Let the sunshine in ? En attendant, ces images ont encore une dernière chose à nous léguer.
Ce qui frappe dans toutes ces images, c’est l’engagement physique et émotif des gens. Peu importe leur âge, leur langue, que l’on soit dans le fleuron de la chanson française ou bien dans un concert de rock britannique. Bobino. Un homme d’une quarantaine d’années debout pleure sans aucune pudeur en écoutant Barbara. Du balcon de l’Olympia, en 1964, on voit tout le parterre tendre les bras et avancer le buste à chaque fois que Brel dis « Viens Jef, viens, viens, viens ». Comment se fait-il que les gens étaient si disposés à se laisser emporter, à vaciller, à ne pas en sortir indemnes ? Était-ce seulement le génie de ces artistes ? Un peu peut-être, car ils avaient mangé bien plus de scène que ce qu’un artiste peut faire aujourd’hui.
Mais c’était aussi une époque où le public était largement politisé. Participer à Woodstock ou à Isle of Wight était un acte politique. À la veille et au lendemain de 1968, on se réunissait parce qu’on croyait qu’un autre monde était en gestation, et que l’artiste sur scène accouchait d’une petite partie de ce rêve. Le concert en lui-même n’était que l’aboutissement d’une grande réunion, d’un événement social.
Aujourd’hui aller voir un concert ou un festival ne va pas plus loin qu’un acte de consommation. Bien sûr, individuellement, on apprécie, on se nourrit, on est remué, ému, subjugué. Mais personne ne croit former collectivement quelque chose qui résiste. Nous nous réunissons pour satisfaire nos désirs personnels. L’individualisme exacerbé par la consommation a fait son œuvre. On est là mais on aurait pu aussi être ailleurs : au cinéma, devant sa télé, à un autre concert. L’offre culturelle est si énorme qu’aller voir un concert n’est plus qu’un divertissement parmi d’autres. On ne se bouscule pas parce que quelque chose agit sur notre inconscient collectif, parce qu’il faut être là, comme ce dimanche du 11 janvier où les Français marchaient ensemble, poussés par une idée commune de ce qu’ils sont.
C’est peut-être ça qui nous fait admirer ces hippies démodés. Même s’ils étaient des idéalistes ridicules, des révolutionnaires de canapé, ils avaient le rêve intact, et ils donnaient à la musique et aux mots un rôle social que nous avons totalement perdu. Nous avons le rêve abîmé.
Peut-être, hélas, ce jour arrivera-t-il où l’homme ne saura plus rêver. Il ne saura plus le faire, tant on lui aura, dès son plus jeune âge, rempli le cerveau d’images au point qu’il n’y restera plus de place à l’imagination. Tout juste demeureront les désirs, multipliés à l’infini, pauvres désirs de pacotilles, sans substance ni force “d’en-vie”. De ceux qui gavent et puis qui plombent, ou frustrent, au lieu de donner à l’homme, des ailes, le cœur de danser et de chanter…