Dans ce pays, le rêve est difficile. Je ne parle pas du rêve qui chante derrière un slogan et s’éteint une fois rentré chez soi, une fois l’euphorie passée, ni de la vague envie qui dort dans un lieu qu’on appelle un jour, quand j’aurai le temps. Je parle d’un rêve qui s’implante dans le réel. Un rêve qui connaîtra des jours maigres, qui trébuchera, qui se reformulera. Un changement qui ne se déclare pas, mais qui s’essaye, les mains dans le cambouis du quotidien.
C’est un rêve moins scintillant que celui des cris de guerre et des appels à la révolution. Il ne produit qu’une rumeur qui gonfle, et vient s’échouer sur nos paillassons, à l’entrée de nos vies. Elle s’étouffera peut-être, à force de se faire marcher dessus par ceux qui ont plus urgent à faire.
C’est un pays où les gens passent plus de temps à fustiger ce qui ne va pas qu’à proposer des alternatives, où l’on dit plus facilement Le problème c’est plutôt que La solution serait…. Et pourtant écoute, dans ce pays comme dans tant d’autres, une rumeur se réveille.
Partout dans le monde, et ici aussi, des semeurs cultivent le changement. Manger autrement, se chauffer autrement, éduquer autrement, vivre ensemble autrement, s’informer autrement. Ils voient leurs aînés, leurs voisins de métro ou de bureau, n’être que les rouages d’un système auquel ils ne croient plus. Les miroirs sont brisés : les citoyens ne se reconnaissent plus dans leurs élus, dans leurs médias, dans leurs écoles. Pourtant ils votent encore sans conviction, regardent la messe du 20 heures et disent à leurs enfants de bien faire leurs devoirs. Il sera toujours plus facile de changer une loi que de changer une habitude, une indifférence ou une peur.
Et moi dans tout ça ? Moi la jeunesse, moi l’avenir, moi Demain ? On m’a collé sur le front bien des étiquettes, mais elles sont tombées les unes après les autres.
On me parle d’une génération Y, à laquelle j’appartiendrais de par mon année de naissance et mon utilisation supposée des nouvelles technologies. On me parle aussi d’une catégorie sociale basée sur mon statut économique : sans emploi, précaire, chômeur. On me parle aussi d’une communauté culturelle, basée sur le pays d’origine de mes parents, et on m’appelle alors Français d’origine…
Pourtant c’est loin de ces catégories que se retrouvent ceux qui font partie de ma génération, celle qui ne se définit ni par l’âge, ni par la profession ni par le statut socio-économique, ni par l’origine ethno-culturelle. Ils ont 9 ans, 25 ans, 75 ans, vivent au coeur de Paris ou dans une bergerie au pied d’une montagne. Ils sont ouvriers, paysans, professeurs, artistes, chercheurs, médecins, croyants ou athées; leurs origines culturelles chatouillent tous les points cardinaux. Qu’est-ce qui nous lie ? Qu’est-ce qui forme notre nous ?
C’est une posture partagée. Le geste que nous imprimons dans le monde, celui par lequel un sculpteur pourrait nous saisir. Notre génération sera peut-être celle qui voit ses pieds s’écarter à mesure que grandit une faille qui va bientôt séparer deux mondes. Celui du capitalisme consumériste en train d’agoniser, et l’autre, celui qui ne connaît pas encore son nom. Un monde où nos activités – manger, se maquiller, se divertir, se déplacer – respectent le vivant, où chacun réapprend à travailler avec ses mains, s’inscrit dans le local et l’économie circulaire, habite le temps au lieu de lui courir après. Un monde où les nouvelles technologies n’effacent pas la présence aux autres, et où la politique s’exerce au quotidien par les citoyens.
C’est un monde qui jaillit du minuscule et du grandiose ; du geste dérisoire d’un inconnu qui se met à nettoyer la berge d’une rivière aux Pays-Bas, et du projet démentiel d’un ingénieur de dix-neuf ans pour nettoyer les océans avec un immense filtre.
Chacun choisit son geste pour répondre à la crise : beaucoup attendent que ça passe, et ferment les yeux en espérant ne pas se retrouver sur la touche. D’autres, inquiets de voir s’amenuiser les aides et les indemnisations, s’acharnent à colmater les brèches d’un monde en train de se fissurer. Certains réclament un changement, en parlent, le marchent, pendant que d’autres, loin des mouvements de foule et des micros des grands médias, l’entreprennent chaque jour. Quand les deux se rencontreront ce sera peut-être le début de quelque chose.
Chaque jour, des milliers de personnes dans ce pays oeuvrent à construire l’horizon d’un autre demain. Ils n’ont ni porte-parole ni leader charismatique. Ils savent que le mythe de l’homme providentiel est derrière, et qu’il faut trouver autre chose. Nous sommes les enfants de l’individualisme : tout part d’un petit rêve à soi, pour soi. Et chacun dans son petit coin se met à creuser. Un jour son petit tunnel en croise un autre, et à deux ils arrivent dans une galerie. Alors le petit rêve mûrit et entre en relation avec d’autres. Et les individus reconstruisent du nous, du collectif, du vivre-ensemble, dans les galeries sous-terraines, sous l’arène politico-médiatique.
À mesure que s’amassent les ruines de notre système économique, de nos modèles de société, de
l’équilibre de la planète, quelque chose fait encore bouger le balancier. Des contre-forces émergent. Mais elles sont si disparates encore, et si nouvelles, que leur puissance est diluée. De fines percées de lumière dans une tempête qui ne cesse de grandir. Pourtant chaque jour elles deviennent plus intenses. Elles dessinent le squelette d’un autre demain. Mais j’ai peur que ce monde-ci n’attende pas. La destruction est une vieille fille, elle a de l’expérience, elle travaille bien plus vite que la création.
À la fin de chaque journée, je ressens toujours la même courbature. Je fais le grand écart, entre enthousiasme et désespérance. J’ai l’espoir qui boite.
Sarah Roubato a publié
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