Montréal, 9 août 2016
La disparition d’une sculpture en l’honneur des femmes autochtones disparues et violentées vouée à être brûlée lors d’une cérémonie, suscite des interrogations bruyantes et des cris silencieux. Mais au-delà des circonstances, que nous dit cette disparition sur nos sociétés ? Que faisons-nous de ceux qui tentent d’y exister et qui disparaissent, sur ces interminables routes du Canada, dans les fermes où nos paysans qui se suicident, dans les eaux chaudes de la Méditerranée où des migrants anonymes sombrent ? Pour tous en tous cas, dans l’indifférence.
Ce devait être hier. À Montréal, au festival Présence Autochtone. Un totem devait être en partie brûlé aux yeux de tous. Une sculpture créée sur place en trois jours à la scie et à la hache, par l’artiste en art visuel et acteur atikamekw Jacques Newashish. Par ce geste purificateur, la Femme de la nuit devait participer à une cérémonie en l’honneur des femmes autochtones disparues et assassinées, célébrant par la même occasion le dixième anniversaire de la déclaration de l’ONU sur les droits autochtones. Dans la nuit de l’avant-veille, l’œuvre a disparu.
Depuis, on commente sur les réseaux sociaux : acte volontaire, manque de vigilance, preuve du mépris auquel sont sujets les autochtones, reproduction du geste même de la disparition des femmes. Selon Présence Autochtone, ce serait vraisemblablement des employés de la ville de Montréal qui auraient « cru qu’il s’agissait d’une œuvre éphémère ayant terminé sa vie utile », ce que Radio Canada vite transformé en « auraient pris la sculpture pensant que c’était un déchet ». Expression qui fait rire à plusieurs reprises le journaliste Maxence Bilodeau, présentant cette « mésaventure » au téléjournal de Radio Canada. Un rire qui résonne bien mal avec la voix tremblante de Jacques Newashish qui tente d’exprimer son sentiment d’injustice, la gorge serrée d’un cri d’impuissance qu’il ne peut pas pousser.
Un événement n’a d’importance que par le sens qu’on lui trouve et les réactions qu’il suscite. L’indignation et les rires que cette disparition engendre en disent plus long que le geste même, sur la place des autochtones dans la société québécoise.
Il traduit d’abord le fait que les uns et les autres ne parlent décidément pas le même langage. Ce qui est un « malheureux accident », une « malencontreuse erreur » pour les uns, est « pour la communauté atikamekw et pour la communauté artistique, beaucoup plus fâcheux, plus que désolant, plus que triste », écrit Clode Jalette, la compagne de l’artiste. Prendre une œuvre d’art pour un déchet, considérer qu’une œuvre d’art sur l’espace public relève, au même titre qu’un vieux meuble déposé sur le trottoir, d’un encombrant que la municipalité doit retirer, ne pas prendre la peine de vérifier, en relevant la valeur de l’objet, quelque soit l’erreur commise, elle révèle quelque chose de plus profond qu’une simple négligence. L’absence de mauvaise intention des employés n’enlève en rien au poids de l’acte, bien plus pesant que la centaine de kilos de la sculpture.
La cérémonie du sacrifice totémique : une autre conception de l’art
Il se dégage de Jacques Newashish la force tranquille d’un homme qui a décidé de regarder en face les blessures de son peuple et les siennes, et de les exprimer dans son art, pour pouvoir libérer les possibles d’une guérison. Cette guérison passe par l’expression et la transmission d’une histoire, avec ses douleurs ses colères et ses espérances. Pour comprendre le poids de cette sculpture et de sa disparition, il faut saisir ce que signifie l’acte de destruction que Jacques avait envisagée. Car plus qu’être dépossédé de son œuvre, l’artiste est surtout dépossédé de son geste.
Dans beaucoup de cultures autochtones, des deux Amériques mais aussi d’Australie, les sculptures ou peintures sont détruites. Les tatouages sont effacés et refaits, les peintures sur écorce sont brûlées, sur sable sont effacées. La destruction n’est pas une disparition, c’est une transformation de la matière. Le sable, le bois, les pigments naturels, reviennent à la terre. Souvent ces créations transmettaient un savoir réservé aux initiés, qui devaient donc être détruits. C’est que ces œuvres – mot qui n’existe pas, tout comme le mot art, dans les langues autochtones – sont un acte. Elles ne sont pas des objets déposés pour que le monde les voit. Elles ne s’imposent pas face au temps qui détruit tout, elles ne cherchent pas à imposer une beauté immortelle inscrite dans la matière face au temps, elles l’accompagnent dans son cycle. Peindre, danser, chanter, sculpter, c’est réactualiser l énergie créatrice, celle qui traverse tout le vivant. La création comme la destruction fait partie intégrante du processus.
Nous voici bien loin du complexe de Blanche-Neige de nos cultures, dans lesquelles l’hommage rendu à la beauté est de la mettre en vitrine.
« Il semble que toutes les grandes civilisations aient construit leur mémoire sur la préservation de la matière. Mais pourquoi nier la loi naturelle ? Toute chose doit disparaître. Dans les cérémonies des Aborigènes d’Australie, les peintures sont systématiquement détruites. Car la destruction n’est pas une disparition, c’est une transformation, qui permet de libérer la puissance de la peinture. Aujourd’hui nous avons figé cet art sur des toiles exposées dans les plus grandes galeries.
Les choses comme les êtres ont des cycles de vie. Elles sont faites pour être salies, brisées, amochées, réparées, modifiées, et puis perdues – poussière, éclats, copeaux… C’est peut-être ça qu’il nous faut accepter. Que la beauté passe. Et apprendre à passer devant la beauté sans la prélever. » (Sarah Roubato, Lettre à Blanche-Neige, Lettres à ma génération, ed Michel Lafon)
Sculpter dans le bois, ce bois des forêts canadiennes coupées à blanc, et la brûler, c’était une manière de faire ressentir la disparition de ces centaines, ce millier – même la statistique est dérobée – de femmes autochtones qui disparaissent chaque année au Canada. Maltraitées, violentées, négligées, ou bien prises en stop sur les routes comme la Highway Sixteen, en Colombie Britannique, rebaptisée La route des larmes.
Jacques Newashish s’inscrit dans la démarche de nombreux artistes et associations, pour rendre visible ces disparitions. Car les autochtones le savent, les blessures qui restent inexprimées continueront de ronger les générations suivantes. Et elles sont nombreuses : les chiens de traîneau des Inuits massacrés, les enfants envoyés dans des pensionnats, l’interdiction de parler sa langue, les ressources naturelles et les objets d’arts pillés, des familles exhibées dans les expositions ou les sociétés scientifiques, jusqu’à l’assistanat et la folklorisation.
Faire brûler en plein Quartier des Spectacles de Montréal une beauté sans visage, patiemment sculptée pendant trois jours, pour rendre visible la disparition de ces jeunes filles sculptées par les espérances et l’amour de leurs mères, était une proposition pour opérer grande réconciliation (voir article Travailler avec les autochtones : la réconciliation pas à pas).
Finalement, c’est la vie qui a arraché la Femme de la Nuit au geste artistique. La vie dans ce qu’elle a parfois de plus banal, de plus commun : le ramassage des déchets, l’inattention, l’étourderie. Elle ne disparaîtra pas sous nos yeux, au moment annoncé, devant des téléphones prêts à filmer la destruction. Sa disparition ne sera pas visible.
Elle aura disparu sans qu’on s’y attende, une nuit. Elle nous laisse dans la même stupeur que ceux à qui on apprend que leur fille a disparu une nuit, on ne sait pas comment. Elle s’est dérobée au sens que l’artiste voulait lui donner. Mais c’est peut-être ainsi qu’elle a choisi de nous raconter son histoire.
Sarah Roubato a publié Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez ici pour en savoir plus et lire des extraits. Cliquez sur le livre pour le commander chez l’éditeur.
Sarah Roubato organise une tournée cet automne, pour y participer cliquez ici.