Rencontres avortées : serrer la main à l’échec

On m’a dit que c’était à vingt minutes. C’était à une heure de route. On m’a dit que c’était à droite : c’était en face. La nuit va bientôt tomber. Je n’aurai pas le temps d’aller jusqu’au bout. Si j’étais partie une heure plus tôt… J’attends de trouver le point où je vais décider de faire demi tour.

Le maquis n’en finit pas de dérouler ses chemins blancs. À chaque tournant il me fait croire que la mer va se pointer derrière. Mes pas sur les cailloux font un boucan effrayant. J’ai honte pour le silence qui m’entoure. Et pour cet arbre que le paysage ne suit pas dans son épanchement. Il est isolé. Mais ici tous les arbres sont isolés. Je m’approche. Son tronc est calciné. Sûrement l’incendie de l’été dernier. Ses feuilles affichent pourtant leur vert printanier, comme si de rien n’était. Ce sera d’ici que je ferai demi tour.

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Je repars sans avoir vu la mer. Comme je suis repartie tant de fois en ayant manqué une rencontre. Parce qu’arrivée un peu trop tard, beaucoup trop tôt, ou bien trop vite. Parce que l’autre n’avait pas le temps de se poser, d’écouter, de regarder par-dessus mon épaule, si des fois il n’y avait pas un petit bout de chemin qu’on aurait pu suivre ensemble. Ou peut-être qu’il avait le temps, et que je n’avais tout simplement pas assez d’importance pour lui. Les rencontres ressemblent à une aumône que l’autre me fait entre deux urgences. Il n’a pas le temps pour quelques pas, ni pour un café, ni pour une crème glacée. Déjà engagé sur des rails qui ne s’arrêtent pas dans ma gare. Et puis les chiens qui bavent trop fort quand ils ont soif, on s’en méfie.

Il est très mal élevé de dire aux gens qu’ils comptent pour nous.  Je glisse sur les cailloux comme sur les malentendus. Je vois les traces de ceux qui sont venus au bon moment. Il y en aura toujours pour qui les chemins finissent par mener quelque part. Tant mieux.

« Mais tu vas toujours quelque part ! Si ça n’est pas arrivé c’est que ça ne devait pas se faire. Et puis tu sais, si tu ne mets pas les bonnes intentions… » Heureusement il y en a toujours pour nous rappeler que tout dépend de nous. De quoi se rassurer. Il n’y a pas de poisse, il n’y a que de mauvaises énergies. Ceux qui envoient de bonnes ondes sont récompensés. Le monde est pas mal foutu, finalement. Alors le petit garçon échoué sur une plage turque, il n’a pas envoyé de bonnes ondes ? Mais non, c’est pas pareil, là tu prends un exemple extrême !

Je comprends que ces règles de fonctionnement de l’univers ne s’appliquent pas à tous. Seulement à ceux qui ont le luxe d’y croire. Tant pis pour ceux dont le bateau n’arrivera pas de l’autre côté de la Méditerranée. Tant pis pour ceux qui voient l’obus tomber sur la maison voisine où ils se trouvaient cinq minutes plus tôt. Cette nouvelle croyance place l’individu au centre de tout. Rien d’étonnant dans une culture où il assiste à sa perte de puissance tout en restant l’étalon référent.

Capture d’écran 2018-05-30 à 00.11.42Imaginez un peu, si ça n’était pas le cas. S’il suffisait d’un peu de l’indifférence des uns, de la paresse des autres, de l’inconstance de tous, d’un contexte social hostile, d’enchaînements malheureux de circonstances. Ce serait insupportable. Je déteste les jeux où je ne suis pas responsable de ma défaite.

Depuis quelques années, j’entends beaucoup parler de longueurs d’onde, de bonnes énergies, du pouvoir de l’intention, et du fameux c’est que ça ne devait pas se faire. Un nouveau credo pour ne pas accepter les déséquilibres du monde. La culture occidentale est si peu attentive aux relations entre les êtres, les choses et les événements, que lorsque nous les découvrons enfin, nous voulons en faire un principe absolu. Nous prenons conscience que la manière dont on accueille les situations, la façon dont on se présente, tout cela influe sur la manière dont les choses se déroulent. Et très vite on glisse vers une loi où le hasard et l’échec n’auraient plus leur place. Alors à chaque rendez-vous manqué, à chaque revers, nous nous disons que c’est que ça ne devait pas arriver. Ou que La Vie t’envoie un message. Fut un temps où on parlait de Dieu.

Si je me rends à une soirée dans un état d’esprit fermé, négatif, je n’ai aucune chance de rencontrer la personne qui peut-être changera le cours de ma vie. Si je me rends disponible, cela peut arriver. Mais si la personne vient la veille ou le lendemain, si elle part dix minutes avant que j’arrive, je n’y peux rien. Si le soir d’une éclipse de lune qui arrive une fois par siècle, le ciel est encombré alors que la veille et le lendemain, il sera clair et la lune énorme, dois-je me dire que c’est que la lune ne voulait pas que je la voie rougir ?

Je revendique le droit à l’échec. Quand on écoute tous ceux qui ont réussi à vivre ce qu’ils portaient en eux, ils parlent toujours de rencontres et de chances exceptionnelles sans lesquelles ils n’auraient pas pu. Nous les oublions, et tout ce qu’on retient est qu’il/elle avait du talent de la volonté et de la sueur, et que cela suffit.

De ce que j’ai manqué, je ramène des mots. C’est tout ce que je peux. Derrière chaque texte il y a toujours le même aveu : celui de mon impuissance devant ce qui n’a pas lieu. Tant pis si la mer est peut-être au prochain tournant.
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