photo : Valentin Campagnie
En deux semaines, le groupe de reggae Danakil s’est offert deux places de la République, entre deux dates de tournée. L’une à Paris, le 15 mai dernier, à Global Debout, l’autre samedi dernier à Bordeaux.
À Paris, le groupe est arrivé avec sa propre scène, imposante. Avant eux, les musiciens de l’Orchestre Debout ont joué un magnifique Boléro de Ravel, à même le bitume, quelque peu serrés. Les gens se hissaient pour tenter d’apercevoir un bout d’archet ou un geste de la chef d’orchestre. Pendant ce temps, Danakil installait sa grande scène. Pendant leur performance, d’autres musiciens s’affairent pour improviser une scène. Ceux-là n’avaient pas de tourneurs, pas de production, pas de gros camion. Ces anonymes venaient simplement apporter leur chanson, composée pour l’événement ou bien déjà engagée sur des thèmes de société. Pour eux, c’était la galère pour trouver un endroit où prendre l’électricité, saisir quelques barrières et faire un semblant de scène. Les musiciens se prétaient le matériel entre eux. Heureusement, car la commission Animation de Nuit Debout en manquait.
Sur la place, c’est bien deux partitions différentes de l’art engagé qui se jouaient. D’un côté, un groupe s’installant seul sur une scène géante, ayant deux heures pour jouer, ne sachant pas que d’autres musiciens allaient jouer. De l’autre, ceux qui devaient se débrouiller, à même le sol, avec les moyens du bord, demandant gentiment aux gens de s’écarter pour leur laisser un petit espace où ils pourraient protéger leur matériel, et qui avaient une heure et demie pour cinq groupes. Le public et les médias musicaux n’y auront vu que du feu. Pourtant, la place des arts dans un mouvement social est essentiel. Elle témoigne de la capacité d’une société à s’exprimer et à transcender les revendications sociales ponctuelles en idéaux universels.
Les textes percutants et poétiques de Danakil dénonçant la société de consommation et les inégalités sociales n’auraient-ils pas résonné encore plus fort s’ils avaient pu jouer à la même hauteur que tout le monde ? Ou alors, que cette scène géante puisse devenir un espace de partage où groupe connu et artistes anonymes, reggae et orchestre classique, se retrouvent sur un pied d’égalité ? Cela ne semble pas avoir effleuré les organisateurs de l’animation à Nuit Debout République. Pourtant, à quelques mètres de là, tous les soirs lors des débats de l’Éducation Populaire, étudiants, diplômés et non diplômés, intellectuels publiés, chercheurs ou réalisateurs, se retrouvent tous à la même place, assis par terre sur le bitume. Il est plus facile de parler d’un idéal d’horizontalité et de parole accessible à tous, que de l’appliquer.
Si Nuit Debout tente d’exprimer le rejet d’une certaine société, il en est aussi le reflet. Reflet d’une société où l’argent reste maître, et où le groupe qui a le plus de moyens sera celui qui sera le plus entendu, le plus visible et ayant la plus longue performance. Société de divertissement où les artistes sont des amuseurs qui attirent un public venu pour faire la fête, où la musique est un spectacle mettant en valeur un artiste, séparé du reste, et où il ne semble plus possible à un groupe, une fois entré dans l’indutrie du spectacle, de revenir à des formes plus simples et plus humbles de partage.
Pourtant, certains tentent d’amener une autre manière de faire de la chanson. Tous les weekends, on peut voir un homme au crâne rasé courir d’un bout à l’autre de la place de la République, installer son piano, ses micros, et ses grands feutres. François vient spécialement de Lille pour animer l’atelier d’écriture de chansons de Nuit Debout. Membre du collectif Chanteurs d’actu, il a créé à République les Ateliers Chanson Debout, et propose à qui veut, de créer collectivement une chanson sur un thème de revendication sociale. « Je voudrais aussi lancer un carnet de chansons participatif, et développer Art Debout comme réseau de partage sur les rôles de l’Art dans l’évolution de nos pratiques et mentalités, plus particulièrement au sein de notre mouvement. »
Les artistes qui comme François, inventent de nouvelles manières de pratiquer leur art, chantent dans des prisons, dans des maisons de retraite, dans des collèges ou dans des lavomatics, qui organisent des ateliers et des expériences collectives, ceux-là ne feront jamais l’objet d’un article des Inrocks. Ils sont pourtant là, essentiels pour ramener la chanson dans le quotidien des gens, et en faire un outil de rencontre, de partage et d’écoute, tout ce que Nuit Debout cherche à être.
Sarah Roubato vient de publier Lettres à ma génération chez Michel Lafon. Cliquez sur le livre pour en savoir plus et ici pour lire des extraits.