Peut-on encore rire de tout ? La question revient parfois, au coin d’une actualité, il y a quelques mois lors du procès des attentats du 15 janvier. Ce rire, que certains trouvaient démoniaque et que d’autres trouvent déplacé. Ce rire qui serait réservé à certains, à ceux qu’on peut froisser. Le rire qui nous permet de désamorcer les conflits et les malaises. Qui parfois nous sert de masque, ou qui au contraire nous permet d’apercevoir une vérité qui sinon ne se laisserait pas approcher.
Elle, c’est avec son nez rouge qu’elle approche la réalité terrible, insoutenable, qu’elle fréquente régulièrement depuis treize ans : la mort des enfants malades. Véronique Tuaillon est clown pour enfants malades auprès de l’association « Soleil Rouge, des clowns à l’hôpital ». Parfois quand elle rentre, son regard se perd dans le vide, elle a la voix un peu voilée. C’est qu’un enfant qu’elle venait voir plusieurs fois par semaine depuis deux ans est parti. Des petits cercueils, elle en a vu passer quelques uns.
Et pourtant, elle va en rire. Pas rire de la maladie ni de la mort, mais rire avec la maladie, avec la mort. En leur tenant la main. Histoire de pas se casser la gueule. Certains auraient peut-être préféré qu’on n’en parle pas, qu’on continue à faire comme si ça n’existait pas, comme si ça n’arrivait qu’aux autres. Qu’on rit de petites choses légères. Un rire pour se divertir, pour mieux retourner au monde que l’on connaît.
Son spectacle More Aura aborde le sujet. Pas frontalement, de biais. Mais en plein dans l’émotion. Un frigo confident, confessionnal ou cercueil, des gants de boxe et du rouge à lèvres. Christine, le personnage de son spectacle, nous fait rire pour nous faire du bien et pour nous décrasser les yeux :
« Qui a signé pour faire un don de moelle osseuse ici ? » Desproges sourit. Deux ou trois mains se lèvent. « Patriiiiick ! C’est tous des cons ! »
Rares sont les spectacles qui dérangent, qui questionnent, qui font bouger les lignes. En tous cas, ce ne sont pas ceux qui ont pignon sur rue. La société de consommation nous encourage à réduire les arts à des divertissements. On y va, on rit ou on pleure un bon coup, et sitôt sortis de la salle, on retourne à nos vies inchangées.
Des spectacles comme More Aura touchent là où ça gratouille, là où ça picouille. Ils changent notre regard sur un phénomène de société, ils nous apportent quelque chose qu’on n’avait pas avant. Ça ne veut pas dire que ce sont des spectacles sérieux, ni lourds. Pas du tout ! Le rire suscité par Coluche ou Desproges, par Chaplin ou Robin Williams, par Bertrand Blier, n’a rien de lourd ni de sérieux. Il se déplie en nous et nous illumine l’intérieur.
Le rire, comme un mousqueton pour s’accrocher à cette falaise foutument raide qu’est la vie. Quand on perd pied, le rire nous rattrape. Et on se retrouve suspendu, à chercher son équilibre. Justement, Christine, le personnage du spectacle, cherche son équilibre. Elle déconne, elle provoque, elle gueule, elle se laisse pas faire. Elle a l’air solide comme ça, mais sous sa gouaille, elle glisse. Elle rebondit, elle esquive, elle attaque, elle porte, elle se débat… elle craque. Le public n’a pas le temps de s’installer. Ni dans la déconnade ni dans le pathos ni dans le gag. Si Véro sent que par ici on est plus réceptif, elle s’attarde un peu, mais jamais trop longtemps. Le parcours des parents avec des enfants malades condamnés est ainsi, fait de ruptures et de montagnes russes en dedans. On s’effondre dans le
couloir et puis on entre tout sourire dans la chambre. On dessine un cœur sur la vitre de la chambre d’isolement et on va donner un coup de pied dans une chaise.
En France comme dans beaucoup de pays européens, l’art du clown, comme celui de la marionnette ou du conteur, sont relégués à la catégorie des « spectacles pour enfants ». Et on entend souvent par spectacles pour enfants des spectacles légers et simples, comme si les enfants étaient trop bêtes pour saisir la complexité du monde, eux qui sont faits pour l’ouverture et la curiosité. Au Québec, le conte et la marionnette sont reconnus comme des arts à part entière qui attirent chaque année des milliers de spectateurs adultes.
Une seconde après les derniers applaudissements, j’entends une spectatrice dire à son amie « C’est sombre quand même comme sujet ! » Non Madame. Ce n’est pas sombre, c’est la vie. C’est le doigt d’honneur que la vie nous fait et que Christine lui rend bien. C’est l’association de la mort avec ce qu’elle ne devrait jamais toucher, l’enfant. Puisqu’ils existent, pourquoi ne pas en parler ? Parce qu’ils sont dans cet endroit du corps social que personne ne peut toucher, ces enfants qu’on ne voit jamais et ces parents qu’on regarde de loin en secouant la tête ? Cet artiste qui les soulève délicatement et nous masse l’âme avec est un guérisseur qui mérite tout notre respect et nos remerciements.
Véronique Tuaillon est en tournée cet été avec le spectacle More Aura :
du 9 au 21 juillet au festival Villeneuve en Scène plus d’informations en cliquant ici