Qui ne cherche pas un miroir où se reconnaître ? Quand au détour d’une phrase lue dans un livre, d’un personnage de film ou de théâtre, d’une réplique, ou d’une chanson, on se dit : « C’est moi, c’est moi en ce moment. », a lieu en nous un petit tremblement de terre. Et d’un coup, on n’est plus seul. Émile Proulx-Cloutier était en prestation au théâtre Outremont jeudi vendredi et samedi derniers, pour nous dire que le spectacle, c’est aussi et surtout, un miroir de nous-mêmes. En somme le contraire du divertissement, car se divertir veut dire « se détourner de ». Émile s’est cherché au détour de plusieurs miroirs, et que ses chansons sont les reflets qu’il y a vus.
Ces miroirs ne sont pas ceux des supers héros. Les personnages sont bancals, ils boitent tous, il leur manque quelque chose. Émile va chercher la corde qui grince chez l’humain. Pour compenser, il fait rire entre les chansons, avec des interventions de stand-up qui, pour ceux qui ont déjà vu le spectacle, ne sont plus une surprise. C’est aujourd’hui presque une convention : il faut faire rire le public entre les chansons, faire des blagues, jouer le mal assuré. Pour être plus proche du public, pour le rassurer, paraît-il. On aurait envie de voir assumé jusqu’au bout cet univers, pour y plonger complètement. Les chansons d’Émile sont si riches, si contrastées, tendres et sans pitié à la fois, que nous n’avons pas besoin d’être divertis.
Un miroir dans les mots des vieux
Nos miroirs sont là où on ne les attend pas : dans la phrase sans queue (de cochon) ni tête du grand-père, qui devient une prière. Première phrase du spectacle : « Mon grand-père disait… ». Émile se pose en passeur d’histoires, il donne du sens à ce qui n’en n’a pas. Madame Alice attend ses hommes, tandis que la femme flêtrie du « Tambour de la dernière chance » ne les attend plus. Elle ressemble au personnage de Cora Lamenaire dans le roman L’angoisse du roi Salomon d’Émile Ajar, auteur que Romain Gary s’est inventé pour se voir autrement. Elle veut qu’on la regarde, car « Ya plus que les miroirs qui sont francs ici. ».
Le miroir des enfants
Chez Émile, le miroir que nous tendent les enfants n’est pas celui d’une aurore pleine de promesses, mais celui d’une nuit qui n’« est pas encore finie, elle s’est juste caché dans le matin ». Des p’tits bouts d’humains qui n’arrivent pas à exister. Éric, douze ans et demi, bâtit des villes, gagne des courses et tue des monstres sur écran, mais rêve d’aimer les monstres.
Et d’autres enfants, ceux dont on n’entend pas parler, qui ne peuvent plus parler avec leurs grands-parents. Les enfants des Algonquins qui en deux générations ont perdu leur langue. Émile nous tend là un miroir douloureux : eux, c’est peut-être nous bientôt. Une chanson pour briser les écrans virtuels et physiques qui nous séparent.
Des visages et des mains plutôt que les écrans
Notre rapport aux écrans, ces nouveaux miroirs où nous allons nous chercher, Émile y fait souvent allusion. En guise de remerciement, il nous dit « merci d’avoir quitté le monde des écrans pour venir voir des gens vivants ». Joe, le personnage d’une chanson, tient son iphone comme une bouée. Émile préfère lire dans les mains d’Auguste ou dans un visage dans le miroir de la salle de bain. Pour annoncer une prochaine chanson, il dit « j’ai encore quelqu’un à vous présenter ».
Celui qui dit que la poésie est partout nous laisse un message sur notre répondeur. Saurons-nous l’écouter ? Pas sûr. À ma droite et à ma gauche, deux journalistes assistent au spectacle, l’un sur son ordinateur, l’autre sur sa tablette. À l’heure des écrans et de la vitesse, pourrons-nous encore créer et assister à des spectacles qui nous emportent totalement, pourrons-nous encore nous arrêter sur des mains, sur un visage d’enfant, sur un gars au piano, pour nous regarder ?