« Je te garde dans un coin de ma tête ! », « Si j’y pense je te dirai ! », « Tu ne veux pas m’appeler parce que j’ai peur d’oublier. » « Envoyez-moi un mail, je regarde ça quand j’ai un moment. » « Désolé j’ai été très occupé ».
C’est ainsi que finissent tous mes échanges avec mes potentiels employeurs. Directeurs de théâtres ou de petits estaminets, particuliers ou associations. Pendant la conversation je tape déjà le mail de rappel que je programme pour dans trois semaines, dans deux mois… pour quand ils n’auront toujours pas le temps. Sur la liste collée à mon bureau, je trace à côté du nom le signe bien connu dans mon dictionnaire qui veut dire À relancer.
Voilà à quoi je passe 90% de mon temps. À solliciter, à relancer, à agiter les bras pour dire que j’existe, regardez par ici, faites une petite place pour ce que j’ai à offrir. À l’école au moins, avec tous ses défauts, tout le monde a le droit que sa copie soit lue. Mais la vie n’est pas l’école. Elle n’est même pas ce qu’on voudrait qu’elle soit, quand on lui prête des intentions. Comme si la vie était juste et équilibrée. La vie est ce qu’elle est, elle pioche en aveugle ceux qui, avec pas plus de talent ni de travail que d’autres, se retrouveront au bon endroit et au bon moment pour rencontrer les personnes qui leur feront une place. Et comme dit Allain Leprest, les autres « font cortège ».
« Pour un bon dieu qui naît cent millions font cortège »
Allain Leprest, « C’est peut-être »
À force, ce n’est pas seulement l’épuisement qui fait tomber l’espérance. Ni le remords de ne pas donner assez de temps au vrai travail, celui de la création. De quitter le cahier pour envoyer un mail, de passer devant le piano en se disant « Si j’y vais, dans trois heures j’y suis encore. Et en trois heures, je peux finir le dossier pour… » Ce qui s’installe, sans faire de bruit, c’est une habitude du refus et des non réponses, qui ternit l’enthousiasme et qui étale une amertume entre les lèvres. Alors on devient sceptique, méfiant, cynique. À force, on a même fini par ne plus pleurer. Les refus des éditeurs, les spectacles annulés à la dernière minute sans raison, le silence de ceux avec qui on avait imaginé faire des choses, on les regarde passer, et on ne réagit plus. On finit par se faire peur.
Qu’est-ce qu’on devient ? Quelqu’un d’anesthésié, qui renonce. On encaisse cette violence insoupçonnée par ceux qui la pratiquent, et on continue sa besogne, comme le mineur de Zola qui redescend à la fosse après s’être affamé d’avoir trop espéré. Parce que dans le fond, on ne sait pas faire autre chose. On est né pour ça, et il faut bien que chacun fasse ce pour quoi il a été fait. Mais comme la dernière poignée de main que les mineurs donnent à Étienne qui s’en va, dans chaque nouveau mail, chaque coup de fil, chaque nouveau nom inscrit sur la liste scotchée au bureau, on se dit que cette fois, peut-être, « Ce sera le grand coup ! » On rallume sa lampe, et on redescend.