« 18h30 ça vous irait ? »
Je regarde mon calendrier. Je calcule… 18h30 dans trois semaines, s’il fait une chaleur intenable, ce sera la seule heure pour être dehors, pour faire des courses, se dégourdir, travailler en marchant, arroser. 18h30 en automne, c’est à peu près l’heure d’allumer le feu, mais une fois qu’ils ont décidé de changer brusquement l’heure, le feu ce sera à 17h30. S’il pleut à verse, à 18h30 je serai joignable. S’il pleut un peu, je serai peut-être en train de courir dehors.
Quand on me demande à quelle heure je suis joignable, je dis « Avant le coucher du soleil en été, après en hiver » Réaction amusée et gênée : « C’est-à-dire ? » Alors je me rappelle que c’est à moi de m’adapter à cette journée divisée en trois fois huit heures : 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de repos, aberration toute récente dans l’histoire de l’humanité introduite seulement à la révolution industrielle, devenue la norme au-delà de laquelle vous êtes un original. En tout temps et toute saison, la machine humaine doit suivre ce rythme mathématique, sourd et aveugle aux canicules, aux tempêtes, à la nuit qui tombe à 17h ou au jour qui tire jusqu’à 22h. À l’approche du printemps, alors que la peau des maraîchers s’est lentement habituée à prendre chaque jour un peu plus de lumière du soleil, celle de la plupart des citadins passe d’un coup des néons du bureau à la terrasse en plein soleil, ravis du changement d’heure qui permet « de faire jour à l’heure de l’apéro ! »L’été, pendant que les éleveurs rentrent leurs bêtes après 21h, les randonneurs se font des journées sous le cagnard, de 9h à 18h.
Car à ce décalage de vivre au rythme du vivant, s’ajoute le décalage de l’artiste. Avant, j’étais étudiante, chercheure. Dans les deux cas, je suis celle qui n’a l’air de jamais travailler, et qui en réalité travaille toujours, sans weekend et sans vacances. Mon travail est un mode de vie. Au sein de chaque journée de travail je peux m’aménager des respirations, pourtant toujours attentive à ce qui pourrait jaillir pour me donner une scène à écrire ou un personnage à creuser. Je ne dois pas faire entrer mon travail dans une journée déjà organisée. C’est au contraire la journée qui s’adapte à l’exigence du travail. En période de création, je travaille la nuit, jusqu’à des 5h ou 7h du matin. Parfois c’est un texte à ne pas lâcher, parfois une séance d’enregistrement, parfois un montage. Alors jusqu’à midi, pas la peine de me joindre. Je ne redeviens fréquentable que vers 15h. Dans ces périodes, parler aux autres est toujours une agression, un coup de couteau dans la toile mince de cette tente sacrée de la création artistique. En période de répétition, je suis sur une routine, et là, parler aux autres est une récréation accueillie volontiers. En tournée, la rencontre est le cœur de mon travail, et mon auto devient ma cabine téléphonique.
Mais il n’y a pas que l’artiste qui est décalé. Il y a la personne qui ne met qu’une assiette à table, qui sort les lundis mardis et jeudis et travaille les mercredis et les weekends. Je me retrouve souvent avec les jeunes retraités, libérés du travail et des enfants, encore en forme et qui fuient les foules.
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La chaleur est tombée. Allez encore une. Oh ici, si je grimpe un peu… elles ont l’air bien rouges et grosses. 21h30, je cueille une dernière fraise des bois. Les chevreuils aussi sont de sortie. Eux aussi ils cueillent les rares heures fraîches de ces journées d’été. En sortant de la forêt je me retrouve au-dessus de la vallée : les lumières du village sont déjà allumées. C’est quand même l’heure du coucher pour les petits, de la vaisselle qu’on fait, de l’écrasement qui va bientôt saisir les corps et les faire s’affaler sur le canapé ou sur une chaise de terrasse. Alors, pour un instant, pour un instant seulement comme dit la chanson, je les envie. Il y a des jours comme ça, où on aimerait vivre à l’heure des autres.