Les larmes qui me montent en voyant ces trois scènes de film viennent de loin. Ce ne sont pas les larmes de compassion qui nous viennent devant un film émouvant. C’est mon âme entière qui tremble. Vous savez parfois, on rencontre dans une œuvre le résumé de sa vie, de sa quête, de ce qu’on est profondément et que personne ne soupçonne. On ne se raconte jamais très bien, surtout quand on est auteur. Alors si je devais montrer aux gens ce que je suis, je leur dirais : regarde ces scènes tirées de trois films, tout est là de moi. Il y a une scène qui dit ce que je suis, une qui exprime ce à quoi j’aspire, et une autre qui raconte ce que je ne n’aurai jamais.
Ce que je suis : THE CIRCUS, Chaplin
La scène finale du film The Circus (Le Cirque) de Chaplin. Charlot voulant le bonheur de celle qu’il aime et qui ne l’aime pas, s’est arrangé pour qu’elle se marie à celui qu’elle aime. Ils l’invitent à les rejoindre dans le wagon du cirque. Il sourit. Il leur dit qu’il n’y a pas de place pour lui, et referme la porte sur leur bonheur. Le cirque part. Il les regarde défiler. Le voilà seul, au milieu de ce qu’il reste de la piste de cirque dénudée. Un cercle, celui de la scène qui n’existe plus. Il s’assoit sur une caisse. Regarde dans le vide. Ramasse un morceau déchiré d’un drapeau, avec une étoile dessus. En fait une boule, se lève, shoote dedans, et s’éloigne. La musique raconte chacun de ces gestes, et quand on connaît la scène, on n’a même plus besoin de l’image, on voit tout ce qui se raconte.
Voilà toute ma vie. L’errant qui croit intégrer une famille, une troupe, qui aime et n’est pas aimé, qui se retire pour que les autres soient heureux, qui sait qu’il n’a plus sa place, qui regarde les autres partir pour l’aventure, le bonheur, la gloire, et qui reste seul derrière, sans que personne ne se retourne. Qui reste assis abattu seul au milieu d’un désert, qui ramasse les morceaux de ses espoirs avortés, et puis que se relève, et repart, pour recommencer ailleurs.
Ce à quoi j’aspire : SOPHIE’S CHOICE (Le choix de Sophie)
Un jeune écrivain arrive à New York. Il devient l’ami son couple de voisins, Nathan et Sophie. Nathan est énorme de générosité et de brillance. Il dérobe le manuscrit que le jeune écrivain est en train de travailler, son premier, et le soir, après l’avoir vu, l’emmène sur le pont de Brooklyn. Très cérémonieusement et respectueusement, il sort des verres, verse le champagne, monte sur un poteau, regarde son jeune ami inquiet et dit :
« Sur ce pont, où tant de grands auteurs américains sont passés cherchant les mots pour donner à l’Amérique sa voix (…) nous accueillons Stingo dans le panthéon des dieux dont les mots sont tout ce que nous savons de l’immortalité. » Il grimpe encore, lance son verre dans le fleuve, et crie « To Stingo !!!! » Et la musique de Hamlisch prolonge ce cri en reprenant le thème du film devenu ici célébration.
Cette scène, c’est la reconnaissance que tout créateur attend. Pas celle de la célébrité, d’un buzz ou d’un prix, mais celle qui compte le plus, qui vous remet droit sur vos pieds : quand quelqu’un que vous respectez vous sort de votre chambre, pour vous dire que oui, vous faites partie de cette famille des écrivains. Cette intuition que vous avez, abîmée par les portes fermées, les refus, et le temps qui passe. Quelqu’un reconnaît que votre œuvre mérite d’exister, que vous avez touché un morceau de ce que nous sommes, et veut le crier au monde entier, ou simplement à ceux qui passent. Ce n’est plus à vous de vous égosiller et de dire « Lisez ce que je fais, s’il vous plaît, faites-lui une place. » Cette place, elle vous est offerte. Le regard que Nathan pose sur Stingo, c’est celui que je cherche, et ce cri, celui que j’espère.
Ce que je n’aurai jamais : LES GRANDES GUEULES (de José Giovanni et Robert Enrico, avec Lino Ventura et Bourvil)
Bourvil vient de mettre le feu à sa scierie au milieu des Vosges, le dernier haut-fer de la région. Tout le monde est parti, il veut mourir là. Ventura le sauve malgré lui. Après s’être battus, épuisés trempés et boueux, ils s’assoient sur le bord d’une marre. Ventura sort un paquet de cigarettes, jette celles qui sont trempées, coupe la dernière en deux et tend la moitié à Bourvil. Le briquet ne s’allume pas. Ils jettent le tout. Ventura dit sans regarder Bourvil :
« Quelqu’un à voir avant de partir ?
– Non, personne.
– Moi non plus. Allez ! »
Il le relève, et l’aide à avancer. Ils partent tous les deux, la voiture roule vers les hauts arbres des Vosges, derrière les flammes qui dévorent la scierie.
Cette amitié silencieuse entre deux hommes, je l’ai déjà vue et admirée de près. C’est un amour qui ne bavarde pas, qui n’a besoin d’aucun épanchement, d’aucune confidence. Quand tout s’écroule, l’ami nous relève, et on part ensemble, sans rien, sans dire aurevoir et sans regarder derrière soi. Ces départs-là, j’ai dû les faire plusieurs fois, mais j’ai toujours été seule. Il m’a bien souvent manqué, ce frère d’âme, ce compagnon de route. Mais je ne peux pas l’espérer, pour la très simple raison que je suis une femme, et qu’aucun homme n’envisage ce rapport fraternel et masculin avec une femme. On parle beaucoup de la part de féminin chez les hommes, on les encourage à la développer, mais la part masculine chez une femme, est toujours vue comme une négation de la féminité. Je suis une femme qui porte en elle toute la mythologie masculine des westerns et des films d’aventure. Je ne me suis jamais identifiée à aucun personnage féminin de fiction, toujours aux hommes. Je suis ces héros solitaires, qui quittent tout sans dire aurevoir à personne. Mais je n’ai jamais trouvé un Lino pour partager avec moi sa demie cigarette et me relever.