Ce texte a été écrit pendant la crise sanitaire, et ces mots semblent toujours douloureusement d’actualité. Une crise, c’est peut-être une chance. L’occasion de s’interroger et de faire bouger les lignes, puisque ce n’est que quand l’impensable arrive que nous nous interrogeons sur ce que nous pensions trop lointain ou trop banal pour nous en soucier. Pourtant, chaque crise nous révèle à quel point nous avons oublié comment nous parler. Ce que nous appelons débat n’est plus que l’affichage de nos opinions dans un entre-soi médiatique, de réseaux sociaux ou de cercles intimes. La vision binaire qui domine. On est européiste ou nationaliste, progressiste ou réac, pro ou anti vax, pro ou anti flic, raciste ou humaniste. Médias et réseaux sociaux se nourrissent de ces oppositions et nous offrent le spectacle du clash plutôt que celui de la discussion.
Une conversation, ça n’a rien de spectaculaire
Le débat devrait être une rencontre entre des points de vue contrastés dans le but d’approcher une vérité. Mais dans l’industrie de l’information, une telle rencontre n’est pas intéressante à montrer. Sur les plateaux télé, c’est le spectacle même de l’opposition qui devient le but. On parle du « duel », du « clash », du « match », du « face à face ». Au lieu d’assister à une recherche commune de la vérité par le contraste des points de vue, on assiste à la juxtaposition des opinions. À la fin, tout ce qu’on peut en dire c’est qui a réussi son exercice de communication.
Côté réseaux sociaux, la promesse d’une ouverture sur le monde a été supplantée par le regroupement de gens qui pensent pareil. Dès qu’une contradiction trop forte se présente, c’est très simple : on se désabonne, on retire des amis ou on bloque. Les deux options de réaction à une information donnée sont : « J’aime » ou « Je n’aime pas ». L’espace d’échange est une zone de tir de commentaires, où on se parle en différé, protégés par l’écran. La possibilité de nuancer son propos, de le compléter ou de le préciser en fonction de la réaction de l’autre, est annulée.
Beaucoup de mouvements sociaux de ces dernières décennies ont expérimenté d’autres manières de se parler. Mais là encore, on n’y arrive pas. Obsédés par l’horizontalité absolue, les cercles de parole et les assemblées générales ont été des défouloirs d’opinions et d’expériences. On donne à chaque personne le même temps de parole, alors que chaque personne a une manière bien particulière de déplier sa pensée. L’égalité du temps de parole n’assure pas du tout l’équilibre d’une discussion. Pour certaines personnes, trois minutes c’est à peine le temps de commencer à articuler quelque chose, pour d’autres, c’est beaucoup trop d’informations.
Est-ce qu’on ne peut pas trouver autre chose que le spectacle du clash, le défilé de commentaires et la superposition d’avis ?
Réapprendre à se parler
Que l’on soit écolo convaincu ou libéral endurci, citadin du centre-ville des périphéries ou campagnard oublié, on aime se retrouver au milieu de gens qui nous ressemblent. Pourtant, comment prétendre vouloir changer la société ou faire bouger les lignes, si nous ne sommes pas capables d’aller à la rencontre de ceux qui vivent une expérience du monde toute différente de la nôtre ? Car c’est bien cette expérience du monde qui fait naître sa pensée à laquelle on s’oppose. Écouter et comprendre comment l’autre vit une même situation, ne va pas salir ou ébranler notre propre expérience. Elle ne peut que la mettre en perspective, et nous aider à ne pas être paralysés, haineux ou indifférents aux discours des autres. Pouvons-nous apprendre à regarder un problème en dehors de notre seule relation à ce problème ? À ne pas évaluer une situation d’après la seule valeur que nous jugeons essentielle dans nos vies, mais qui ne l’est peut-être pas dans celle des autres ?
C’est une invitation à redevenir humble face à une situation complexe, et à se forger une opinion à partir du réel, plutôt que de notre idée du réel. Alors je ne chercherai pas à sortir conforté dans mes idées, mais à être enrichie. Celui qui m’oblige à décaler mon regard, à préciser ma pensée ou à la compléter, m’aura bien plus apporté que celui qui me confirme que j’ai raison.
Le mal de ne pas être entendu
L’honnêteté est la condition première d’un débat. On peut être en désaccord total avec quelqu’un, l’échange pourra être fructueux si chacun a été honnête. Honnête d’abord dans le processus de recherche commune de la vérité, et honnête dans le rapport que nous avons à notre propre opinion. Est-ce qu’on se forge une opinion parce qu’on a pesé les faits, parce qu’on souhaite se distancer d’un groupe de personnes ou se rapprocher d’un autre, ou encore parce qu’on rejette par principe tout ce qui vient d’un certain individu, de certains groupes ou de certaines institutions ?
Quand on se sent ignoré, il est facile d’avoir une position extrême, systématique, sourde à l’autre et agressive. Plus on affirme sa vérité sans prendre en compte le réel et sa complexité, plus on se sent engagé et passionné. Plus on utilise des symboles choquants, plus on radicalise ses positions, plus on a l’impression d’être à la hauteur de notre souffrance. La nuance, la remise en question, apparaissent comme tièdes et pas à la hauteur des enjeux.
Réinventer de nouveaux espaces d’échanges
Nous avons un douloureux besoin de réinventer des espaces qui brisent l’entre-soi et permettent des échanges honnêtes, respectueux et qui intègrent la diversité des opinions. Ces espaces sont à créer dans une géographie nouvelle, car nous savons que les lieux que nous choisissons créent déjà de l’entre-soi. Dans nos ateliers nos commerces, nos lieux de travail et de vie, nos communes et nos espaces privés, nous pouvons rouvrir les portes. Nous avons besoin de décloisonner nos lieux d’échanges, pour ne pas laisser les réseaux sociaux et les plateaux télé être les seules arènes du débat de société.
Nous avons devons nous tout un chantier pour décloisonner l’information. Malgré la richesse de notre paysage médiatique et l’émergence de nouvelles revues, podcasts et émissions, chacun reste dans sa bulle car les canaux de diffusion de nos articles, de nos vidéos et de nos podcasts sont toujours les mêmes : ils attirent ceux qui nous ressemblent. Si on mettait la même énergie à repenser nos modes de diffusion qu’à travailler nos contenus, ceux-ci deviendraient de véritables outils d’exercice démocratique, plutôt que des objets de consommation pour personnes déjà d’accord par avance.
Trois éléments sont essentiels dans ce décloisonnement :
– diversifier le mode de diffusion d’un contenu (compléter la mise en ligne sur internet ou la distribution papier par une rencontre physique régulière),
– diversifier les lieux de rencontre (les amphithéâtres, les musées, les beaux locaux d’entreprise, sont des espaces sociologiquement marqués, qui d’emblée excluent des personnes qui n’y mettent pas les pieds)
– diversifier les langages (intégrer par exemple une intervention artistique ponctuelle et rapide à une conférence, une analyse ou un débat, pour aller toucher à la fois l’émotionnel et la pensée).
Pour tous ceux, médias, institutions, citoyens, artisans d’un autre devenir, qui souhaitent faire bouger les lignes, il va falloir réapprendre à échanger autrement. Ne pas se contenter de se gargariser au milieu de ceux qui pensent comme nous, mais créer des conditions de rencontres entre ces gens et ces groupes différents qui font une société. Nous devons être capables d’avoir cette conversation, pour construire à nouveau du commun.