On m’a fait savoir qu’il n’était pas très judicieux de vous écrire maintenant. La nouvelle année c’est fait pour adresser ses vœux, souhaiter bonheur prospérité et santé. Il faudrait vous laisser loin derrière. Il sera toujours bien temps de vous récupérer. Puisqu’il paraît que c’est le temps des bilans, je me disais que peut-être, il serait temps de faire le point.
On a beau vous fréquenter tous les jours, on vous connaît bien mal. Dès qu’on parle de vous c’est pour dire qu’il faut « vaincre ses peurs, dépasser sa peur ». Je me demande de quelles peurs on parle, car je sais que vous êtes nombreuses. À vrai dire sans vous, la première, la primaire, on ne serait pas là. Pendant des millions d’années, vous nous avez appris, à nous et aux autres êtres vivants, à nous préserver. Un bruit, une odeur, et on se dressait, en alerte. Quand notre mémoire s’est développée, on s’est mis à se souvenir des expériences traumatisantes. On apprenait à ne plus retourner dans tel lieu ou à ne plus approcher tel individu, telle créature. Grâce à vous nous avons augmenté nos chances de survie. Mais à force de vous installer dans nos cerveaux de plus en plus complexes, vous avez pris vos aises. Maintenant vous vous imprimez en nous dès notre enfance, même dès notre vie fœtale et, sans qu’on vous reconnaisse, vous guidez une partie de nos vies. À croire que vous avez renoncé à vieillir. Notre cerveau a conservé des mécanismes archaïques de la peur qui ne sont pas adaptés aux dangers anticipés et projetés de l’homme moderne.
De la peur utile à la peur paralysante
Avec la mémoire est aussi venue l’imagination. Alors vous ne vous êtes plus contentées de situations particulières. Vous vous êtes mises à envahir notre imagination. On se projette, on imagine le pire : Si je pars maintenant… Si je lui dis… Si on laisse des gens comme ça… Si on continue… Si on laisse faire… Nous avons peur du jugement, du rejet, de l’échec, de la solitude. Peur de ce monde qui brûle, qui s’inonde, qui s’appauvrit et menace. Chaque jour on apprend que le vivant meurt, que les cancers les allergies et les troubles progressent, que nos États ne nous protègent plus, que nous sommes surveillés, que nos biens de consommation sont basés sur l’esclavage moderne d’autres humains, que nous consentons. Aussi vitales soit-elles, c’est le trop plein d’informations. Alors que nous venons de commémorer les cinq ans de la vague d’attentats qui a frappé la France, les chercheurs nous disent qu’en ce moment-même, dans nos villes, dans des enclaves de nos campagnes et dans nos prisons, la relève se prépare. C’est trop. On vous range de côté. Il faut bien vivre.
La peur au service de la consommation
Qui veut exercer un pouvoir sur une masse a deux choix : la séduire ou lui faire peur. Beaucoup font les deux à la fois. Vous voilà devenues une arme redoutable. Chaque pays, chaque époque a su trouver les cibles sur lesquelles orienter la peur des gens. À l’heure où le pouvoir et les sphères d’influence sont entre les mains des géants industriels de la mondialisation, les systèmes politiques menacés s’accrochent à ce qu’il leur reste au lieu d’oser se renouveler. Et pour ça, attiser les vieilles peurs est toujours efficace. On ne change pas une recette qui marche. Et revoilà les vieux démons sortis.
Les médias de masse ne manquent pas de se joindre à la fête. Vous êtes à la base du menu qu’ils nous servent chaque jour. Au lieu de nous donner des clés de compréhension du monde qui nous permettraient de mieux nous préparer aux changements qui sont au-devant de nous, ils titillent nos émotions, vous chatouillent et vous gonflent, arrosent nos angoisses et saupoudrent d’une dose de drôlerie pour nous apporter le remède salutaire : divertissement et loisir.À la vôtre ! Et un nouveau-né arrive dans la famille : la peur de manquer. Elle rentre dans toutes les maisons, se colle à toutes les fiches de paye. Manquer de pouvoir payer son loyer, ses factures d’électricité, ses produits d’entretien ménager, son caddie de supermarché, les vêtements des enfants, les sorties au resto, les cinémas, le nouveau petit joujou numérique qui va sortir, les dernières chaussures à la mode, la maison secondaire, la croisière, les fêtes privées.
La peur de l’effondrement
Nous voici au tournant d’une nouvelle ère d’angoisse de la fin du monde. L’histoire humaine en a connu plusieurs : la chute des empires, les guerres de religion, la peste, le conflit nucléaire. La Guerre Froide est sans doute votre enfant chéri : une guerre basée uniquement sur l’appréhension et l’anticipation de la catastrophe. Un conte pour enfants particulièrement réussi. Car après tout les contes aussi sont vos œuvres : faire peur pour éviter certains comportements, ancrer des interdits et ériger des valeurs en modèles.
Aujourd’hui, la fin du monde nous arrive par le déclin des ressources, l’appauvrissement de la biodiversité, les bouleversements climatiques. C’est-à-dire par la vie même. Voici le temps de l’effondrement de notre civilisation, d’une partie de l’humanité, et de la terre telle que nous la connaissons. La biocapacité a atteint sa limite, et un monde où l’empreinte écologique humaine la dépasse est impossible. Le manque de ressources, la hausse de leurs prix, les migrations de populations, vont entraîner des crises sanitaires économiques et politiques que certains chercheurs tentent d’anticiper, histoire de nous prévenir. Comme si l’humanité écoutait les avertissements ! Alerter, informer, nous l’avons assez fait. Distribuer les bonnes et les mauvaises nouvelles a un temps. Il est sans doute plus facile d’aller chercher des informations que de réunir ses voisins pour tenter d’améliorer la résilience d’un immeuble, d’un quartier ou d’un village.
À ce stade, nos cerveaux fatigués ne peuvent peut-être pas produire mieux que des simplifications binaires. Il y aurait deux sortes de gens : d’un côté les pessimistes, les sceptiques, les tristes, soit qu’ils nient les dangers soient qu’ils disent que c’est foutu… dans les deux cas, autant continuer. De l’autre, il y a les optimistes, les confiants, les lumineux, qui nous font de jolies vidéos de jardins partagés et d’habitats dans les arbres. Des Bisounours simplets dans leur bulle d’alternatifs. Ah oui il y a aussi les optimistes entreprenants, ceux qui nous réconcilient avec nous-mêmes en nous promettant une croissance verte, une consommation grandissante et responsable, un plastique biodégradable, des déchets qui se régénèrent tout seuls.
Il serait peut-être temps de faire de la place pour autre chose. Regarder la réalité en face sans en être paralysé, tenter de changer les choses sans idéalisme niais. Et même sans y croire forcément. D’ailleurs depuis quand la résistance a-t-elle besoin de la certitude la victoire pour agir ? A-t-on vraiment besoin de savoir que nous pouvons y arriver pour nous y mettre ? Drôle d’époque, où l’individu a besoin de l’assurance de sa réussite pour agir. Comme s’il avait perdu le goût d’agir pour pouvoir se regarder en face, pour être fier de ce à quoi il participe, pour cette espèce de petite chose qu’on appelait la conscience.
Vivre avec la peur
Dans une société où on nous affiche sans cesse la réussite, le beau, le puissant, le propre, nous avons créé des gens qui ont peur des microbes, des voleurs, du flic, des manifestants, des autres. Le monde des caméras de surveillance, des assurances, des contrôles, des mots de passe, de l’hypermédicalisation, c’est le vôtre. Attention, ne me faites pas dire qu’il ne faut aucune surveillance, aucun contrôle, ne rien prévoir et ne pas soigner. Vous pouvez laisser vos simplifications binaires au vestiaire. Simplement, pouvons-nous envisager que les dispositifs de sécurité et de prévoyance ne deviennent pas des machines à vendre la peur ? Qu’on ne s’étonne pas si dans nos vies intimes, nous avons tant de mal à prendre des décisions qui comprennent des risques. Partir, quitter mon job, explorer un autre domaine d’activité, donner une chance à une rencontre, faire une pause : j’ai besoin de l’assurance que je ne vais pas manquer, souffrir, me faire mal, être déçu, pour oser faire le pas.
À croire qu’il nous faut réapprendre à avoir peur pour vivre, comme les enfants devraient apprendre à tomber pour ne pas vivre avec la peur de tomber. Mais à visiter les bacs à sable des jardins publics, j’ai bien peur qu’on n’en prenne pas le chemin. Peu importe, c’est le temps des vœux, et les vœux sont faits pour espérer ce qui est encore loin.
Je vous souhaite de retrouver votre juste place dans nos sociétés et dans nos cerveaux. Je me souhaite d’avoir peur de ne pas avoir assez de temps pour y arriver plutôt que d’avoir peur d’essayer. D’avoir peur de ne pas bien regarder la réalité plutôt que d’avoir peur de la voir. D’avoir peur de ne pas être entendu plutôt que d’avoir peur de parler. D’avoir peur d’avoir toujours raison plutôt que d’avoir peur de me tromper. Je me souhaite d’accueillir les difficultés et les douleurs, plutôt que les nier et un jour les prendre en pleine poire. D’être lucide pour mieux être visionnaire.
Je nous souhaite d’avoir le courage d’essayer de changer le monde. Car le courageux n’est pas celui qui n’a pas peur mais qui sait marcher avec elle. De pouvoir être vigilants tout en ayant confiance, non pas dans le fait que rien de mal de va arriver, mais dans le fait que nous avons les ressources pour y faire face.
Je nous souhaite de redevenir explorateurs du monde, en réintégrant le risque et l’incertitude comme des composantes essentielles de l’action, en étant toujours à l’affût de connaissances et d’expériences qui nous éveillent plutôt que de nous conforter. Qu’elles fassent de nous des êtres capables de rebondir, de faire un détour, d’envisager une autre diagonale.
Je souhaite ne plus vous tourner le dos quand vous approchez. Mais vous accueillir comme un messager qui viendrait mettre mes certitudes et mon confort au défi du monde à construire.