C’est le temps du brame. Une invitation à tendre l’oreille plus que d’habitude. Dans la forêt humide et tellement généreuse de l’automne, on guette un son qui n’a pas d’horaire, qui vient selon le contexte. Un cri qu’on reconnaît bien, et qui déclenche immédiatement chez qui l’entend un sourire plein de reconnaissance, d’humilité et ce sentiment unique de se sentir privilégié. Oui, tout ça dans un son.
Guetter le brame, c’est renoncer au plaisir immédiat pour connaître un plaisir d’une toute autre nature. Un plaisir qui nourrit au lieu de remplir, qui nous est offert au lieu d’être acheté. C’est un plaisir qui naît d’un désir creusé par la frustration, par l’attente, par l’incertitude. Parce qu’on ne sait jamais si on l’entendra, parce qu’on est tendu, à l’affût, parce que bien des fois on revient sans l’avoir entendu. Parce que ça ne dépend pas de nous. Ici on n’hésite pas, on attend. On ne choisit pas, on guette. Ma place dans le monde n’est pas celle d’un décideur, elle est celle d’un cueilleur. En ville aussi, on peut être cueilleur. Mais encore faut-il qu’elle soit encore fleurie.
J’aime le foisonnement de la ville. Je ne pourrai jamais lire tous les courriers qu’elle envoie à mon radar d’écrivain. Toutes ces histoires qui se racontent en quelques secondes, et que je dois cueillir. J’aime trouver des cafés, les bistrots, les terrasses, les estaminets où une famille en visite cherche la prochaine visite à côté d’un déjeuner d’affaire, où les rêves d’une jeune retraitée soudain libérée croisent ceux d’un jeune étudiant penché sur son carnet. Ici et dans les parcs, les solitudes se rencontrent et racontent notre époque. Mais voilà que de plus en plus de lieux se ferment à cette diversité, et que la ville s’asphyxie sous l’uniformisation.
C’est samedi soir. Je reviens assommée. Pas tant du bruit des moteurs, des terrasses bondées, des musiques à fond, que du bruit visuel de l’appel constant à la consommation à chaque coin de rue, des écrans de pub jusque dans les toilettes, de la (mauvaise) musique diffusée sur les quais des métros.
Dans les centre-villes qui finissent par tous se ressembler, les plaques des rues racontent encore des quartiers qui ont vécu autrefois au rythme des artisans. Dans les petites rues pavées aujourd’hui gavées de magasins de fringues et de bouffe, les anciennes enseignes sont encore là, comme de vieux tatouages qui marquent la peau d’un quartier mais qui ne raconte plus rien de ce qu’il est.
17h30. Je cherche un café pour travailler jusqu’à 20h. Impossible : les cafés-salons de thé ferment, les cafés-restaurants préparent le dîner, les bistrots ne servent plus qu’en terrasse, les pubs-estaminets montent les décibels. Tous fonctionnent au même rythme. 12h-14 heure du déjeuner, 14h-17h heure de travailler, 18h-19h30 heure de l’apéro, 19h30-21h heure du dîner.
Entre les horaires qui se réduisent et les décibels qui montent en même temps que les prix des consommations, écrire à un café deviendra une activité pour les privilégiés. Les parcs ferment tôt, et les quais sont maintenant envahis d’enseignes, de cafés et de boîtes de nuits.
J’aime les commerces habités par ceux qui les tiennent depuis des années. Ils nous racontent l’histoire d’un quartier. Le comptoir est un des meilleurs jardins pour l’écrivain cueilleur. Je vois de plus en plus de commerçants qui ne savent pas dire où est le bureau de poste le plus proche, qui ne connaissent pas le quartier où ils travaillent tous les jours. Et je me demande si ça n’est pas là une maladie qui atteint aussi nos relations, et surtout nos amitiés, tant les gens semblent si peu disponibles à s’écouter.
Parfois je trouve un rocher miraculeux – un vieux bistrot qui m’accueille à toute heure, un commerçant disponible, un artisan qui m’ouvre son atelier – et je m’y accroche. Je sais qu’il ne tiendra pas longtemps. Moi non plus peut-être. Ce que je cherche est tout ce qui se fait piétiner chaque jour. Une certaine manière d’habiter le monde, qui ne tient pas au fait de vivre en pleine ville ou en campagne, de bosser dans un bureau ou de gérer ses horaires. Ce n’est pas un plaidoyer de la souris des champs à la souris de ville. Car la consommation est un geste-au-monde. On peut consommer la forêt et la « nature » comme on peut habiter et vivre pleinement la ville. On peut tendre l’oreille aux cris qui se poussent dans les profondeurs des gens comme dans celles des forêts.