Chaque tournée est l’occasion de remettre en question mon travail et de le mener plus loin. Je vous livre ici questionnements, constats, envies et ressentis. Pour qu’on puisse envisager ensemble d’autres possibles.
Le spectacle et le cinéma sonore
Cet automne, les veillées ont tourné autour de deux propositions : le spectacle Quai des possibles et un cinéma sonore. Dans la formule double, la proposition est complète : d’abord le spectacle pour émouvoir et poser différents sujets. Puis, pause repas, partage, conversations informelles, retrouvailles, pour arriver repus et l’âme dilatée à l’écoute collective qui nous ramène au réel. Nous écoutons des personnes qui partout autour de nous inventent d’autres manières de faire, nous interpellent sur comment chacun peut, à son échelle, trouver d’autres manières d’agir, de mener sa vie, d’interagir dans le monde. On pourrait passer bien du temps à déplier leurs phrases :
« Si j’ai trouvé le bon geste dans mon travail c’est que j’ai trouvé le bon geste dans ma vie, et je ne parle pas d’une place sociale, je parle d’un endroit entre soi et soi » (Cécile la sculpteure)
« J’ai toujours œuvré, même quand j’étais salarié. Quand y’a un truc qui ne me plaisait pas, du jour au lendemain je partais, c’est pas les patrons qui me viraient. » (Alain le boulanger)
« Ce qui est important c’est de faire, et tu ne peux prêcher que par l’exemple, pas par les discours. On est abreuvés de discours. Il faut faire ce que tu as à faire en étant persuadé que c’est le bon chemin. » (Olivier le paysan)
« Je crois qu’il y a une bêtise de l’étiquette. Pendant longtemps j’ai cherché à lutter contre ma dispersion, et au bout d’un moment je me suis rendu compte qu’elle revenait toujours par la fenêtre. C’est moi. Donc il faut arrêter d’en avoir honte, et s’en servir comme une richesse. » (Elie le chanteur)
Les passeurs
Les passeurs sont des lecteurs qui organisent les veillées. Ils sont le relais entre un artiste et son public, ils en parlent à leur manière, expriment ce qui les a interpelé ou touché dans son travail. La veillée est ce qu’ils vous offrent, ce qu’ils souhaitent vous faire partager.
Réunir des gens en dehors d’une pratique de consommation culturelle est un défi que les passeurs relèvent. Chacun y va avec son style : formels ou pas, à l’avance ou à l’arrache, avec détails ou presque pas. Ils redécouvrent leurs collègues, leurs voisins, leurs amis, leur famille, leurs clients, leurs patients, autrement. Ils découvrent l’art et la difficulté de réunir les gens à une époque où il semblerait anormal de dire « J’ai le temps ». Arracher pour un soir les gens à l’urgence et à l’habitude, tel fut leur défi. Et il y en eu bien d’autres.
Les défis
Les enfants : La question s’est posée dans plusieurs veillées. Ce spectacle est-il pour les enfants ? Tout dépend de l’enfant, et de sa capacité à écouter pendant plus d’une heure des mots dits et chantés par la même personne.
Plusieurs soirs, devant les enfants qui se lèvent en plein milieu, font des allers retours, parlent, ou bien sont coincés devant et s’ennuient, je me suis déconnectée entièrement de ce que je faisais. En mode survie, je n’étais plus capable que de délivrer un texte de façon mécanique. Les autres personnes présentes étaient perturbs dans leur écoute. On ne soupçonne pas à quel point la proximité avec un public dans une salle sans noir est éprouvante. Chaque bâillement, chaque larme, chaque hochement de tête, chaque regard vers sa montre est perçu par l’artiste.
Derrière c’est la question de l’intégration des enfants à nos sociétés qui se pose : un enfant peut-il s’intégrer à quelque chose dont il ne va pas être le centre, qui ne va pas être nécessairement tourné vers lui, peut-il être dans l’écoute pendant une heure, lui qui évolue dans un monde très visuel et très stimulant ? S’il s’ennuie, peut-il comprendre que ses parents, eux, souhaitent rester et donc qu’il peut aller dans une autre pièce mais sans les solliciter ? Oui, s’il a été habitué jeune. J’ai eu le bonheur de voir quelques enfants dotés de cette conscience, qui ont pris à leur niveau des éléments du spectacle, et quand ils avaient besoin de sortir, le faisaient sans déranger leurs parents. Dans son portrait sonore, Leila la maman en parle :
« J’ai envie que mon enfant puisse rester un enfant mais dans un monde intégré. C’est sûr que si tu n’as jamais emmené ton enfant à un spectacle pour adultes et qu’à quatre ans pour la première fois tu le fais, tu vas avoir une mauvaise expérience. Les enfants sont doués d’une intelligence qu’on ne soupçonne pas toujours, et ils peuvent comprendre que dans certains contextes ils peuvent parler, dans d’autres il faut écouter. »
Désacraliser le spectacle : Mon travail d’artiste de scène est passé par bien des étapes. Des petits bars de Montréal aux caves parisiennes, des scènes plus importantes aux petits théâtres de campagne, des anciennes granges aux caveaux, châteaux, salles de yoga, j’ai appris à jouer sans lumière, sans rideau, sans scène. Avec des publics autour, derrière, de chaque côté, assis par terre, dans des escaliers ou sur des chaises. La mise en scène calculée au geste près a fait place à une intégration du texte qui lui permet d’habiter chaque soir de nouveaux espaces. À chaque fois autrement mais toujours dans la vérité. Défi parfois relevé et parfois raté. De l’isolement dans la loge une heure avant sans voir personne à la préparation de dernière minute avec tous les gens autour, le spectacle s’est lentement désacralisé. Il a fallu apprendre à rebondi et à réagir. À sentir un public dans sa chaleureuse mais aussi cruelle proximité. Chaque geste, chaque énergie nous arrive en pleine face. Après la proposition artistique vient le moment de l’échange.
Comment faire parler ? Les rencontres entre artistes et public prennent parfois la forme d’une séance de questions réponses où l’artiste accueille les éloges et les critiques, et parle de sa démarche, de la genèse de son travail, de son parcours. J’ai voulu proposer au public de rebondir autrement sur la proposition artistique, en dépliant ce qu’elle suscite en chacun de questionnements, de doutes, de peurs, d’envies. Que le centre de la discussion ne soit plus l’artiste et son œuvre mais ce petit nous que nous formons dans cet espace-temps privilégié.
Mais faire parler les gens est un art à part entière. Comment créer les conditions possibles pour une parole équilibrée, entre les timides et les exubérants, entre ceux qui sont prêts à être remis en question et souhaitent renforcer leurs certitudes ? Comment faire en sorte que la parole intime ne soit pas un déballage de frustrations mais devienne une proposition qui porte pour l’ensemble des gens présents ? Comment confronter les points de vue sans tomber dans le débat d’opinion, laisser l’expression personnelle se faire sans tomber dans le cercle de parole en développement personnel ? Comment débusquer parmi les silencieux, ceux qui prennent sans parler et qui déplieront dans le secret de leur intimité, et ceux qui auraient aimé parler mais n’ont pas osé ? Comment organiser la prise de parole pour qu’elle reste libre tout en rééquilibrant les rapports de force et en évitant la cacophonie ? Comment déplier le plein potentiel de la discussion autour des portraits : écrire des phrases, suggérer des approches, proposer des sujets ? Mais alors, assumer une autorité presque didactique ?
J’ai appris que pour que la parole circule bien, il doit y avoir un équilibre entre des gens qui se connaissent et des inconnus. Que certains sont plus à l’aise dans les rencontres informelles et les cercles intimes. Mais surtout, qu’une seule fois ne suffit pas. Il nous faut nous revoir une seconde fois, après avoir laissé un temps de digestion.
Les envies
J’aimerais trouver des formules qui remplissent les promesses de ces veillées. Certains me disent que je sème. Mais semer n’est pas déposer une graine dans la terre et s’en aller. C’est rester près de la graine et surveiller qu’elle ait assez de soleil, pas trop d’eau. Ne venir qu’une fois, c’est partir trop tôt pour pouvoir semer. Le spectacle est un prélude. Le cinéma sonore suscite des réactions très puissantes, mais fragiles, prêtes à être emportées par le tourbillon des urgences et le confort de l’habitude.
Plutôt que de passer comme une flèche, j’aimerais pouvoir rester plus longtemps dans un même lieu. Pouvoir revoir les gens le lendemain autour d’un café, organiser un weekend avec une série de séances et de spectacles, nous retrouver un jour dans un café, le lendemain à domicile, un autre jour dans une salle de réunion. Donner le temps à la parole de se déplier, dans des contextes formels et informels, de rebondir d’un portrait à l’autre, de faire écho, pour que la pensée retrouve de l’épaisseur.
J’aimerais proposer aux passeurs de tenir un rôle particulier dans le déroulé de la veillée en interpelant eux-mêmes sur les sujets qui les touchent, en préparant des interventions pour animer et orienter la discussion. On peut imaginer aussi une formule où l’organisateur et le passeur sont deux personnes différentes.
Je souhaite que ces portraits existent sans moi. Que les gens s’en saisissent, comme des outils pour creuser une thématique qui les préoccupe, en lien avec leur travail, leurs activités, leur vie. Pour diffuser un portrait, il faut des enceintes et c’est tout. Réunir des collègues dans la salle de réunion, des voisins, des amis, sa famille, sa classe, et questionner. Créer des rendez-vous réguliers.
Toute personne porteuse d’une vision du monde est guettée par le même danger. Celui de rester dans un entre-soi. J’ai envie d’aller là où c’est difficile. M’adresser à des gens pour qui ce que je dis est évident ne m’intéresse pas. Mais aller là où cela heurte, gêne, questionne, c’est là que le travail se fait. Moins confortable, mais efficace. J’ai bien souvent entendu des gens me dire que dans tel lieu, ou avec telles personnes, ce serait « difficile ». J’ai envie de dire : « Justement ! Allons-y ! ».
Nouvelles propositions
À tous les passeurs et les spectateurs, je vous lance un appel pour que vous exprimiez votre ressenti sur la veillée. Et voici ce que je vous propose pour le printemps prochain qui s’organise dès maintenant :
Un weekend ou un séjour de 5 jours dans une même ville⁄département avec :
– une conférence : présentation transversale des portraits en mode conférence où j’y proposerai des pistes d’analyse pour dégager ce que les semeurs du changement ont en commun
– deux à trois séances de cinéma sonore suivi de discussions par petits groupes sur inscription selon des thématiques définies : éduquer autrement, avoir plusieurs parcours de vie, cultiver un autre rapport au vivant, l’art dans la société, travailler avec les marginaux, réinventer son métier, etc.
– une représentation du spectacle Quai des possibles
– un atelier Trouve le verbe de ta vie : rencontre entre parents adolescents et professeurs autour de la question du métier et du parcours de vie. Trois temps : le verbe plutôt que le métier, écouter les peurs les frustrations et les envies de chacun, atelier autour du verbe
– toute autre intervention pertinente avec un public ciblé
J’attends vos propositions. Vous pouvez me contacter via ce formulaire. Merci et à tout bientôt !