Que montrer, que cacher ? Gisèle Pélicot, Laurent Perret : une leçon de (in)visibilité

Gisèle Pélicot nous a forcé à voir ce qui ne devait pas se voir. En refusant l’anonymat lors du procès, elle a inversé les statuts de visibilité : la victime d’habitude invisible est devenue visible, tandis que les visages des agresseurs qui en temps normal auraient fait la une des journaux, étaient cachés dans des capuches et derrière des masques.

On le sait, Gisèle Pélicot a été violée de nombreuses fois. Mais l’image volée de son corps réduit au statut d’objet, a aussi été un viol. Ces vidéos qui devaient assouvir le besoin de contrôle de son violeur-voyeur-manipulateur de mari, elle en a fait une arme de dévoilement de ce qui peut arriver à une femme. « Je vais vous montrer de quoi ça a l’air. », semblait-elle nous dire en refusant le huis-clos. Ainsi elle s’est pleinement réappropriée ce qu’on lui avait volé : son honneur, son image, et jusqu’à son patronyme qui maintenant sera associé à elle, et non à son mari. 

Mais un combat n’est jamais mené seul. Une héroïne est toujours un personnage collectif, le fruit d’une chaîne de héros invisibles qui, par leur courage, leur soutien, leur insistance, leur générosité, permettent à une personne de se tenir debout. La première personne que Pélicot a remercié à la sortie du verdict, c’est Laurent Perret, « gardien de la paix, enquêteur de police, un p’tit flicard de base. » comme il le rappelle lui-même. 

Sans Perret, il n’y aurait pas eu de Gisèle Pélicot. C’est lui qui, ne se contentant pas de faire ce qu’on lui demandait, a découvert que le « papy voyeur » violait et vendait sa femme à des inconnus. Lui, qui le premier a fait voir à Gisèle Pélicot ce que son mari lui faisait subir. Lui qui a transcrit les vidéos et constitué le dossier. 

Pourtant, le flic a refusé de prendre la parole au procès, et a refusé presque toutes les interviews. « Seule Madame Gisèle doit être dans la lumière. », rapporte-t-il à la Revue des Médias. Bien sûr il est resté attentif à ce qu’on disait. Mais il ne fera pas de cette affaire un cheval de bataille pour faire reconnaître le travail des « petits flics ». Lui veut rester invisible, car il fait partie de ces héros du quotidien qui ont l’humilité – et peut-être le vrai courage – de rester à leur place et d’oeuvrer chaque jour à ce qu’ils ont à faire, dans le silence et les lumières tamisées de leur engagement.

Voilà qu’une « petite bourgeoise blanche » et un flic semblent nous inviter à réfléchir à ce chaque jour, nous décidons d’afficher, et à ce que nous décidons de cacher. À nos sourires alignés sur les photos de groupe pour montrer que tout va bien, à nos selfies devant des paysages auxquels nous tournons le dos, aux photos de ce que nous avons eu dans nos assiettes à midi. Et puis à tout ce qu’on ne dira pas au client, à la collègue, à nos proches, au public. Les micro-humiliations, les petits bannissements du quotidien, la fatigue, le mépris banalisé, et puis la lassitude qui s’installe, le renoncement. On ne dit pas.  Pour ne pas faire peur, pour ne pas froisser, pour ne pas perdre (un public, des followers, un client). Pour continuer à vendre et à plaire. 

Voilà un moment déjà qu’on entend dire que nous avons besoin d’autres récits, qui inspirent les changements dont nos sociétés ont besoin. Mais nous n’avons pas besoin des images d’Épinal dont beaucoup de médias alternatifs nous abreuvent pour contrebalancer les médias classiques. Nous méritons mieux qu’une bataille entre le spectacle de la misère du monde et la carte postale de l’alternatif.

Nous avons besoin de montrer au public, aux clients, à nos proches, les coulisses bordéliques de nos victoires ; de faire entendre le boucan de nos silences quand un projet soudain s’arrête. Pour que les générations suivantes ne se fassent pas une idée d’un métier ou d’une situation uniquement sur la communication et le produit fini. Alors nous considérerons nos clients, nos lecteurs, nos auditeurs, notre public, comme de véritables partenaires à qui on fait assez confiance pour leur dire ce qu’il se passe, plutôt que comme des enfants-consommateurs à satisfaire. Nous avons besoin de nous dire ce qui ne va pas, d’oser regarder ce qui n’est pas beau, ce qui est même abjecte, ce qui est honteux, ce qui est à cacher ; et nous avons besoin en même temps de voir les personnes qui se tiennent debout, qui bousculent et montrent d’autres voies possibles. Pour cela, nous devons faire de la place dans nos torrents de photos-cartes-postales.

Ces personnes nous feront voir le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il devrait être. Le monde dans sa complexité loin des schémas binaires ET celui qui point à l’horizon et qui peut tout s’autoriser.  Les « Madame Pélicot » et les « Monsieur Perret » nous font lever le regard vers les possibles, les pieds bien ancrés dans le réel.