Dans une société polarisée et morcelée, nous avons besoin plus que jamais de retrouver des récits accessibles qui nous font voir la complexité des enjeux et ce que nous avons en commun. Aux États-Unis où se jouent comme en France des élections cruciales dans une société non moins polarisée, ils ont le réalisateur Ken Burns.
Devant les micros comme dans les repas de famille, ces dernières semaines ont vu la guerre des vérités plutôt que le débat constructif. C’est l’islamophobie contre l’antisémitisme, la détresse des réfugiés contre celle des Français les plus démunis, ou le droit à la sécurité contre le droit à la justice. Les uns rappellent les affinités du RN avec le nazisme, les autres l’histoire collaborationniste de la gauche. Récits contre récits, les rayons des librairies et les chaînes télé présentent séparément l’histoire de l’extrême droite et celle de l’extrême gauche, du racisme et du mépris de classe. Si les chercheurs font des analyses plus comparatives et complexes, ils ne sont entendus que d’un public très restreint. Pourtant, il est urgent de nous raconter autrement, pour avoir une chance de nous apaiser.
« Les meilleurs arguments du monde ne feront pas changer d’avis une seule personne. Mais une bonne histoire le peut. » Le réalisateur états-unien Ken Burns a fait sienne cette phrase de l’écrivain Richard Powers. Ses documentaires qui font entre six et dix-huit heures, sont pour les premiers des suites de photos en noir et blanc avec une voix off entrecoupés d’analyses de spécialistes. A priori, tout ce qui peut passer pour du documentaire réservé à une niche. Et pourtant, ses films ont battu des records d’audience (40 millions de téléspectateurs pour son documentaire de onze heures sur la guerre civil américaine) de chaque bord de la ligne de fracture politique. Consacrant son oeuvre à explorer ce qui fait les États-Unis, il a traité de sujets autant historiques que culturels ou sportifs – la conquête de l’Ouest, la Guerre Civile, celle du Vietnam et la Seconde Guerre Mondiale, les pères fondateurs, le baseball, le racisme et les droits des Afro-Américains ou encore la musique country. S’il ausculte les fractures de cette société complexe, il en saisit aussi ce qui la traverse et qui est commun à toutes ses composantes. Une démarche qui mérite qu’on s’y arrête pour s’en inspirer.
Les films de Ken Burns conjuguent précision et exigence de la recherche à l’art de raconter. Il ne s’agit pas là de vulgariser le savoir, mais de poser un geste artistique qui est selon Tolstoi « un transfert d’émotion ». Il s’agit non seulement que le plus grand nombre de personnes puisse y accéder, mais surtout qu’elles en soient touchées, à la marge ou profondément. Pour y parvenir, Ken Burns s’emploie à raconter des enjeux cataclysmiques à travers les plus intimes détails des histoires individuelles qui en sont traversées. La dernière lettre d’un soldat de l’armée de l’Union à sa femme lu par le comédien de la voix off, ou l’image du visage d’un enfant blanc dans le coin d’une photo d’un lynchage d’un Afro-Américain, nous font ressentir tous les enjeux à mesure qu’on nous les explique.
Au lieu de segmenter les histoires de la droite et de la gauche, des progressistes et des conservateurs, ou de prendre un seul point de vue, les films de Ken Burns intègrent les histoires des partis, des mouvements et des individus de camps opposés dans une plus grande histoire à laquelle elles répondent. Voilà pourquoi il ne fait pas l’économie de la longueur, et que cela ne l’empêche pas son succès. Les tous premiers mots de son documentaire Les USA et l’Holocauste sont ceux de deux poètes issus de familles immigrées au 19ème siècle, descendants de migrants. L’une décrit les souffrances des migrants en soif de liberté, l’autre s’inquiète de la menace qu’ils représentent. Tous deux descendants de migrants, tous deux présents depuis le même nombre de générations, tous deux amoureux de leur pays, et radicalement opposés sur la question de l’accueil des migrants. Quand il consacre les deux premières heures de son film L’Ouest aux peuples autochtones, il décrit dans le même élan les peuples pacifistes qui n’avaient pas de mot pour guerre et n’accumulaient aucun bien matériel, et ceux pour qui la guerre était l’action la plus noble et la richesse se mesurait par le nombre d’esclaves. Par ce simple procédé, on comprend que ces Autres ne différaient pas de Nous. Quand il montre que des légalistes nazis sont allés aux États-Unis pour étudier les lois ségrégationnistes anti Afro-Américains, ou que des peuples autochtones avaient été chassés de leurs terres par d’autres peuples autochtones avant de l’être par les colons, il montre sans le dire que le processus de faire de l’autre un autre, est commun à tous les groupes humains. Ainsi s’effondrent les visions binaires, celles-là même qui dominent les discours aujourd’hui et entretiennent le spectacle médiatique du clash.
L’offre médiatique et le fonctionnement des algorithmes nous entraînent dans des bulles d’entre-soi où l’individu va chercher confirmation de son point de vue, plutôt que l’ouverture, la précision ou la perspective. Dans les films de Ken Burns, on voit que les peuples, les communautés et les individus qui se retrouvent ennemis sont pourtant traversés par les mêmes besoins, parfois les mêmes préjugés, le même amour du pays. Nous voilà à sympathiser avec une famille d’Irlandais embarqués sur un chariot à qui on a promis un bout de terre dans l’ouest. Et nous voilà dans le même temps à sympathiser avec les tribus autochtones décimées et forcées de fuir toujours plus loin, ou d’attaquer ces chariots. Deux misères, celle de migrants n’ayant que l’espérance d’une meilleure vie, et celle des premiers habitants délaissés, se font face. « L’histoire ne se répète pas, mais elle rime. », aime répéter Ken Burns.
Tendre un miroir parfois cruel à la société, ne pas renoncer à la complexité tout en faisait une oeuvre qui touche le plus grand public, conjuguer la précision de la recherche à l’exigence artistique, voilà qui pourrait nous aider à dépolariser les opinions et à nous accompagner dans la compréhension de ce que nous sommes. C’est ce qu’on pourrait souhaiter à la France qui cherche encore son Ken Burns.