Ce dont ce projet a besoin : d’un éditeur ! Date de naissance : hiver 2022.
Une série de textes qui saisissent des personnages de chaque côté du système de production néolibéral. Un paysan écrasé par les dettes qui va chercher la corde dans la grange, un enfant qui travaille dans les mines d’Afrique, un employé anonyme d’une grande entreprise qui s’apprête à disparaître, une fillette qui attend un mari qui pourrait être son père, un jeune homme qui semble tout réussir et plaque tout un soir une autochtone qui chante devant le site sacré de ses ancêtres transformé en terrain de golf, un facteur qui n’a plus le temps de connaître ceux à qui il distribue le courrier, les mères d’Argentine qui guettent leurs enfants dans les champs de Monsanto et celles du Canada devant la route où sont enlevées leurs filles, les villes et villages chinois rasés pour créer le plus grand barrage du monde, une personne qui se fane dans une maison de retraite. Extraits ci-dessous. Ils avaient tous l’air d’enfants du même brouillard, piqués au même endroit par un insecte qu’il aurait voulu appeler Misère. Mais misère était un mot trop grand. C’était un mot pour ceux qui avaient la peur ou la faim au ventre, ceux qui couraient pour sauver leur peau. Parfois il se disait qu’il y avait peut-être une autre sorte de misère. Une misère pour ceux qui avaient un toit, un travail, des amis, une famille, la santé, qui pouvaient aller au cinéma le samedi et en vacances deux fois par an.
Pour ce fléau, il n’ y avait aucune statistique, seulement des symptômes. On les appelait burn-out, bore-out, dépression, stress, hyperactivité. C’était un affaissement de chaque élan, qui décroche les volontés, qui éteint les possibles. Presque une pauvreté du vivre. Une lamentation de chien qu’on faisait taire d’un coup de talon. Elle se répandait en sourdine, cette vague qui n’avait pas droit au nom de misère.
Ils étaient échoués du même naufrage. D’un bout à l’autre de la chaîne de production et de consommation. Assoiffés de la même chose. Et tous allaient finir la gueule ouverte.
59 dans la nuit glacée
Ils étaient cinquante‐neuf dans la nuit glacée. Les plus pudiques avaient fini par écarter les jambes et se cambrer au‐dessus de l’eau, n’en pouvant plus de se tordre. Les estomacs les plus résistants rendaient à la mer les deux cuillers de haricots en conserve de la veille sans même essayer de limiter le bruit de leurs boyaux. Les bébés accrochés à leurs mères avaient appris à se taire.
Chacun fouillait ce qu’il lui restait de mémoire pour retrouver la dernière image de chez lui. Pour beaucoup ça s’était fait au petit matin. Certains avaient eu le temps de recevoir les baisers mouillés d’une mère, les yeux hagards d’un petit frère, les tristes sourires des voisins. La plupart avait vérifié encore une fois le contenu de leur sac et avaient semblant de recevoir un appel – n’importe quoi pour ne pas se cogner à ces visages qu’ils avaient décidé de quitter. Tous avaient senti comme un vertige au moment de franchir le seuil. Tous s’étaient demandés si leurs jambes allaient tenir. Et ils étaient partis, laissant le quartier où ils étaient nés dans la peur et la poussière.
Au milieu de l’eau noire, cinquante-neuf cages à cris n’osaient pas se gonfler, comme si le bruit de leur respiration pouvait effrayer cette terre qu’ils guettaient, et qui aurait dû apparaître depuis deux heures, disaient ceux pour qui ça n’était pas la première traversée ; moins d’une heure, disaient d’autres qui se fiaient à leurs téléphones. Personne ne savait plus. On commençait même à douter d’avoir entendu l’homme à l’avant de la petite cargaison dire Terre ! Il l’avait dit comme à reculons, pour ne pas faire peur au continent que tous espéraient, mais la puissance de son doigt pointé dans la nuit avait donné l’impression à tout le monde qu’il avait crié.
Cinquante-‐neuf paires de regards que seule la peur tenait encore ouverts fouillaient la nuit. Les minutes, les heures n’étaient plus qu’un interminable étirement de l’obscurité et du froid. Ils y étaient depuis assez longtemps pour que l’idée de mourir se soit faite une place au milieu des autres qui surgissaient sans ordre dans leurs esprits abîmés par le manque de sommeil, la faim la mer et la peur.
À force d’être transpercé par ces yeux troués de fatigue, l’index de l’homme toujours tendu dans la même direction avait fini par se détacher de la nuit. Ou peut-‐être parce que le jour n’était plus si loin. Au bout de l’index, une masse noire et hostile. Était-‐ce la terre promise ? Rien ne ressemble autant à un bout de terre qu’un autre bout de terre. Et rien ne disait à ces cinquante-‐neuf lambeaux d’espoir que ce n’était pas le continent qu’ils avaient fui qui se dressait devant eux, que les vents ne leur avaient pas joué un tour, un demi-‐tour qu’ils auraient fait sans s’en apercevoir.
Un dernier paquet d’étoiles se détacha du ciel presque gris. L’index disparut. Des schh ! parcoururent l’embarcation. Pendant un moment, tout se figea. Seule la buée qui sortait des lèvres et des narines leur rappelait qu’ils respiraient encore.
Pour eux ce fut un bruit de moteur. Pour d’autres c’est un coup de feu, ou le bruit de frein du camion où ils se cachent. Des sons qu’ils garderont longtemps dans l’oreille, tout le long du chemin du retour, et qui finiront par se ressembler. Les rêves qui s’effondrent font toujours le même bruit. La sirène déchira leurs tympans. Une lumière glaciale leur
frappa le visage. Alors pour la première fois ils se regardèrent. Chacun vit à quoi il ressemblait, et replongea vite ses yeux dans la nuit.
On coupa le moteur. Un mégaphone vomit des sons grésillants dans une langue que personne ne comprenait. Mais plus personne n’avait de doute : on y était. C’était la langue de Europa. Ils étaient venus en Zodiac. Sur le signe d’une ombre jaune fluo, une personne à l’avant du bateau se leva. Un à un, chacun enjamba le mètre qui séparait les deux coques, poussé par la main qui quelques minutes plus tôt semblait toucher leur rêve, rattrapé par celle qui l’effaçait. Chacun croyait entendre quelque chose tomber dans le couloir/bras d’eau noire qu’ils enjambaient. Personne ne se hâtait. Jamais le silence n’avait été si épais.
À chaque personne qui se levait, l’embarcation tanguait tellement que chacun pensait finir dans l’eau glacée. C’est seulement maintenant qu’ils se disaient que l’eau devait être glacée, seulement maintenant qu’ils sentaient qu’ils puaient. Derrière lui on se leva. Pour la première fois il sentit le poids du genou enfoncé dans son dos depuis le début de la traversée. Il entendit quelque chose gémir au fond de son ventre. Ça n’était pas la peur. C’était autre chose. Comme une épouvante. Quelque chose avec une colère, le refus d’y croire, la mesure de tout ce qui était perdu. À moins que ça ne soit la faim.
Il se tassa dans le fond de la coque. La crête du continent bleu se dessinait maintenant clairement. Le jour osait quand même se lever. Il voyait déjà la forme des arbres, quelques toits, des lumières, et la promesse d’une plage, là où l’index avait pointé. Il aurait voulu rester là et regarder la terre promise se déshabiller pour lui. Le paquet d’étoiles avait disparu. Il se dit qu’elles étaient sûrement parties faire briller d’autres ciels, pour d’autres naufragés qui seraient peut-‐être plus chanceux.
Son petit paquet d’étoiles
En se redressant, elle devrait pouvoir les voir.
C’est un tout petit paquet d’étoiles qui déchire le ciel encombré. S’il la laisse dormir de ce côté du lit, elle les verra. Elle s’entraîne à s’allonger en trouvant le bon angle pour ne pas les perdre. Se redresse, se recouche. Vise le paquet.
Elle replace le voile sur son visage. Se tenir bien droite, ne pas bouger ; ne pas lever les yeux quand il sera face à elle ; contrôler le tambour dans sa poitrine quand elle entendra le son de sa voix ; ne pas rattraper sa tunique quand il la fera glisser de ses épaules ; ne pas pleurer quand elle sentira la main lourde sur son bras nu. Pendant la cérémonie, par dessous le voile, elle avait eu le temps de la mesurer, cette main qui va devenir ce qui la touche, ce qui la nourrit… ce qui la frappera peut-être. Elle avait calculé qu’elle pouvait lui couvrir le bras, de l’épaule au grain de beauté en-dessous du coude.
Ne pas tourner la tête quand il lui soufflera dans le visage ; s’accrocher à son petit bout de ciel, à quelque chose qui respire. Il paraît qu’à force, on ne sent plus rien. La douleur, ça s’apprend. C’est sa grand‐mère qui lui a dit. Elle a été la seule à pleurer. Sa mère et ses tantes ont dansé, et elles lui ont parlé de sa belle robe, de bracelets en or, et beaucoup de l’honneur.
Sous le ciel de ce pays, les filles doivent rembourser à leurs parents l’honneur d’être en vie. Peut-‐être que les étoiles aussi payent au ciel le droit de briller – il faut bien payer quelque part. C’est ce que son père dit toujours. Il lui dit aussi qu’elle ne sert à rien. Quand il la voit le nez au ciel, il la frappe derrière la tête. Il y a six mois, sa mère est devenue plus douce avec elle, elle lui donnait moins de choses à faire. Cette fois l’homme qui était resté au salon tout l’après-‐midi était reparti avec le sourire. Elle venait d’avoir onze ans.
Ce qui lui a fait le plus mal, c’est le sourire de sa mère. Quand c’est arrivé à son amie, sa maman à elle a pleuré. La sienne a souri et elle a remercié Dieu. Avant elle croyait que les sourires ne pouvaient que faire du bien. Mais si on peut pleurer de joie, alors on doit pouvoir sourire de tristesse.
Quand elle a demandé à sa mère s’il allait lui faire mal, elle lui a dit de ne pas faire de bruit, de prier et de bien respirer. Alors elle prie son petit paquet d’étoiles. Elle lui demande de ne pas la quitter quand le feu la traversera et qu’elle sera obligée de fermer les yeux.
Le dernier jour
Le chef de service n’a pas levé la tête de ses papiers. C’est normal, il n’a aucune raison de changer ses habitudes. Comment peut‐il savoir que c’est le dernier jour qu’il m’ignore ? La chaise du gars aux lunettes qui glissent est vide. C’est là qu’il a levé la tête – même pas une seconde. Puis l’a vite baissée et il a coché une case sur sa tablette en lançant apparemment dans le vide : « Vous m’envoyez un intérim au B72. » Son oreillette clignote.
Voilà à quoi ma disparition ressemblera : une chaise vide qui sera occupée dans la demie heure, la lumière bleue de l’oreillette du chef de service, l’air un peu paumé de mon voisin qui devra trouver quelqu’un d’autre à qui emprunter une cigarette à la pause De nouveaux yeux inquiets se lèveront vers le tableau d’affichage des résultats, et se rabaisseront sous les doutes, les suspicions, les avertissements, l’infantilisation. Ma liste de clients recevra les appels prévus, la cadence ne sera pas ralentie, la secrétaire du RH aura toujours des auréoles de dix centimètres de diamètre sous ses chemisiers blancs, ma future ex voisine collera son chewing-‐gum sur le bord gauche du bureau. Mon numéro d’agent se verra attribuer un nouveau nom, quelqu’un d’autre viendra occuper mes huit heures de renoncement, ni mieux ni moins bien. Ma vie aura été recyclée, une manipulation informatique de plus dans la journée.
Quand la première cloche sonnera, cinquante-neuf paires d’épaules de la salle R1 s’affaisseront de cinq centimètres. Cent dix-huit paupières supérieures se rabaisseront sur des yeux injectés de pixels et de chiffres. Cinq cents quatre vingt dix paires de jambes précédées de leurs téléphones s’élanceront dans le couloir flambant vert pour arriver à la cafétéria avant qu’il y ait trop de file, comme au collège. C’est la nouvelle maladie que les architectes postpostmodernes ont décidé de répandre : des étages colorés et de grandes baies vitrées. Ils appellent ça optimisation du champ visuel. Dégager la vue, pour qu’on puisse voir les autres grouiller au-dessus, en-dessous, partout autour de nous. Pour qu’on se sente encore plus petit et remplaçable. En vert, en bleu, en mauve. « Il me semble que la misère serait moins pénible en couleur. »
Le couloir vert, la cafétéria, le hall d’entrée, tout se traverse les yeux dans les poches, chacun replié dans son polypocket d’angoisses. Tous défigurés par l’absence de regard. On se repasse le film de la matinée : le regard moitié méprisant moitié curieux qu’un collègue a vidé ce matin sur vous, la petite phrase d’un supérieur, le coup de vent des nouveaux fifres qui vous toisent comme si vous apparteniez à une autre espèce. Sur le coup, on glisse dessus. Chacun est devenu expert dans l’art de l’indifférence. L’exercer et la déceler. C’est après qu’on y repense.
On se rue sur un sandwich à la cafétéria – poulet, thon, crudité – on s’en fout, un sandwich de cafète ça a le goût d’un sandwich de cafète. On fait semblant de choisir – c’est toute l’étendue de notre liberté. On file aux toilettes s’enfoncer dans le gosier une pilule antistress, on gobe un café pour se faire croire que c’est du café, on fume une clope sans s’en rendre compte et on y retourne : une armée de badges sur chemises et chaussures vernies vont rejoindre leurs postes à la même minute. Des fourgons de formules toutes faites prêts à êtres livrées, des chariots à transporter les données, des grues pour faire grimper les chiffres. Et dans les yeux, l’annonce de notre propre disparition.
Le panneau en liège
Jamais il n’aurait cru que ça pouvait être aussi loin, une salle à manger. Maintenant il faut qu’il parte au moins dix minutes plus tôt pour arriver avant le début du repas. Au début il marchait au milieu du couloir. Il regardait de haut les corps pliés qui suivaient un chemin tordu. Au fil des mois, le mur s’était approché de lui. Alors il avait fini par s’y appuyer. Ça tombait bien, parce que ses pieds n’étaient plus tout à fait dans l’axe. Un jour il avait laissé la canne qu’un imbécile de médecin lui avait prescrite l’accompagner. Aujourd’hui il prenait le déambulateur, c’était plus pratique pour accrocher sa veste. De toute façon depuis un moment le bout du couloir n’était plus visible, il ne restait plus dans son champ de vision qu’une enfilade de moquette avec un bout de chemise de nuit jaunie qui glissait à quelques centimètres devant lui.
C’est ça trois fois par jour. Avec les mêmes têtes, les mêmes corps, tous en route pour le même trou au bout du couloir. Mais l’après-‐midi, quand ils sont tous partis regarder la télé ou faire la sieste, ils se retrouvent tous les deux, face à face au fond de la grande salle à manger vide. Rouillés, éteints, encastrés, vissés au sol. L’odeur du repas traîne encore autour d’eux. Tous les repas finissent par avoir la même odeur ici.
Ils doivent avoir le même âge, à quelques décennies près. Le piano n’est plus qu’un cercueil à souvenirs, comme lui. La dernière fois qu’on l’a regardé comme un instrument de musique, c’était un de ces dimanches où le petit fils de Monsieur C venait. C’est seulement à la troisième visite que le gamin avait osé approcher et enfoncer les touches. Mais il s’est fait dire qu’il ne fallait pas déranger les gens qui recevaient leurs familles. On avait retiré ses mains du clavier. Quelques semaines après, Monsieur C aussi s’est retiré.
C’était arrivé comme presque à chaque fois, dans le terrain vague qui sépare minuit de six heures du matin. Quand toutes les heures sont passées : l’heure de la toilette, l’heure de la piqûre, l’heure du repas, l’heure des infos, l’heure de la couche, que la prochaine sera dans une éternité. C’est là qu’on a le temps d’avoir peur. Alors Monsieur C ronflait, comme pour ralentir le tictac des secondes. On n’ose pas sonner la garde de nuit, pour ne pas entendre le Qu’est-ce qui se passe ? mécanique, froid, distribué dans toutes les chambres. Il se passe que le temps ne passe plus. Que vos murs sont trop blancs et que depuis cinq ans je dors dans des draps qui ne sentent toujours pas chez moi. Mais Monsieur C ne pouvait pas dire ça. Alors il est parti, tout seul. Deux jours après, une dame est venue décrocher les photos du panneau en liège à l’entrée de la chambre. Ce sont toujours les enfants qui décorent le panneau et toujours eux qui le vident. Nous on les laisse faire, ça leur fait plaisir de croire qu’ils nous font plaisir. Parce que pour vrai, avoir chaque jour le rappel du mari, du frère, du père qu’on a été, c’est comme poser une partition sur un piano qu’on ne joue plus. Ça fait mal à la musique.
Deux jours après, d’autres photos sont venues habiller le cadre, mais on voit encore les trous qu’ont laissées celles de Monsieur C. C’est tout ce qu’il restera de notre passage ici : des trous dans le liège. En prison, la perpétuité a toujours une date de sortie. Ça dépend des avocats, des juges, du gouvernement en place. Ici, tout le monde est condamné à perpète. Dès qu’un objet fait son entrée dans la chambre -‐ canne, déambulateur, assistant respiratoire, couche – on sait que c’est pour y rester, et qu’on quittera la chambre avant lui. Dans la vie les gens n’aiment pas les ruptures. Mais la rupture, c’est encore le geste de ceux qui sont en vie. Ici la seule rupture qu’on peut espérer c’est une rupture d’anévrisme. On n’a même pas la clé de la chambre où l’on va disparaître.
Il fait souvent le même rêve : il ferme la porte de sa chambre à clé, vérifie que la poignée est bien bloquée, glisse la clé dans sa poche, y fourre sa main, la fait tourner en s’éloignant. Il marche dans le couloir, loin, vers un endroit où les pianos jouent encore et où les hommes sont encore des hommes. Mais l’infirmière arrive toujours avant qu’il ait pu voir à quoi ça ressemble.