Après le Conservatoire, le chemin a été long pour retrouver la musique et le piano. Il est passé par la guitare et par un très difficile apprentissage qui consiste à désapprendre. Désapprendre, c’est regarder une histoire qu’on connaît racontée autrement, comme dans une autre langue. C’est approcher le sommet d’une montagne par un autre versant. C’est apprendre à se tenir droit quand on est courbé, c’est apprendre à se courber quand on est cambré. C’est redevenir débutant là où on croyait être bon. C’est inconfortable et peu gratifiant. Mais quand on parvient à réintégrer ce qu’on savait à une autre manière de faire, alors on a accès à une richesse qu’on n’avait jamais soupçonnée.
Ce qui fait la singularité de chacun, c’est notre capacité à intégrer quelque chose de nouveau à ce qu’on sait déjà, et de les tisser dans un écosystème intérieur. Alors nous devenons des personnes à la fois uniques et en même temps intégrées au monde, plutôt que les exemplaires interchangeables d’une certaine manière de faire. À condition de savoir rester ouverts à d’autres langages, d’autres méthodes, d’autres manières de définir ce qui est central et ce qui est périphérique.
À Montréal, c’est dans une ligue d’improvisation de théâtre que j’ai fait mes premiers pas en désapprentissage. Il y avait là un piano à queue… rien à faire, je n’ai pas pu résister. Je suis devenue la pianiste de la ligue. Parfois les comédiens devaient improviser des sketchs en film muet, parfois en comédie musicale, parfois le piano arrivait pour soutenir l’action ou au contraire lui faire prendre une direction inattendue. Au début, j’arrivais avec mes petites partitions, ayant repiqué différents styles – tango, valse, chanson pour enfant, chanson à boire, musique de film… Et petit à petit, j’ai levé la tête de ma partition, et j’ai appris à réagir aux jeux des comédiens. Ma technique classique devenait alors très utile, car sans le savoir, j’avais en magasin toute une panoplies d’effets qui pouvaient être très efficaces. Un jour les comédiens sont venus me voir et m’ont dit : « Maintenant tu fais vraiment partie de la troupe, tu es comme un personnage ! » Cette phrase a dessiné en moi un sourire de plusieurs mois. Mais il restait encore du travail.
Grâce à la guitare j’avais fini par me familiariser avec la lecture des accords. Douze années de Conservatoire m’avaient appris à lire en sept clés, à analyser des partitions d’orchestre, à reconnaître les tonalités et les modulations, à identifier les cadences, à décortiquer chaque note d’un accord, mais lire Am ou Em7 sur une grille me terrorisait. Je m’y suis mis quand même. car l’envie de chanter était trop forte. Et puis, je suis redevenue élève de piano pendant cinq ans.
Avec un pianiste qui ne venait pas du classique, j’ai tout réappris. À « nettoyer ton jeu », à « lâche ta pédale ! », à désencombrer le clavier, à créer des voix sur ce qu’on chante, à varier le jeu pour porter le personnage, à penser le piano comme un band, à le maîtriser et à l’oublier. Et sur tous ces chemins jamais foulés, ma technique classique me soutenait et m’encombrait en même temps. Avoir une palette de nuances, diviser sa main en deux ou trois, faire glisser un arpège ? Aucun problème ! Mais trouver le groove, donner du poids, jouer toujours la même note et y être bien… l’enfer ! C’est un va-et-vient entre l’inconnu et le connu, entre le savoir et la découverte, et toujours, mettre ce qu’on sait au service de ce qu’on veut découvrir.
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