Je m’endors avec la sensation de la route encore qui glisse devant moi. Je viens de conduire pendant douze heures. J’attends que le boucan du moteur cesse. Je reviens de tournée. D’être rentrée une vingtaine de fois dans une maison inconnue, guitare sur le dos et un sac dans chaque main, à me demander si je passe dans l’entrée en une fois ou si je dois en déposer une partie. De vérifier que je n’ai rien laissé dans la voiture que je vais retrouver en bouillie odorante le lendemain, de me dire qu’ici ça ne craint rien, je peux laisser 10 000 euros de matériel dans ma petite Panda parce que, vraiment, je n’ai pas le courage de tout vider. De chercher le chargeur et les toilettes. De débarquer dans la cuisine avec mes soupes à réchauffer une part de tarte que j’ai pu attraper au vol pendant que les gens partaient, après avoir rangé le matériel et tenté de vendre quelques albums. Et dans la cuisine, autour d’une tisane, la rencontre avec la personne qui m’accueille se déplie, les fragilités les doutes et les indignations se révèlent. Il reste encore l’administratif à faire : recopier les adresses email que je peine à déchiffrer – personne ne suit la consigne d’écrire en majuscule – envoyer un mail de remerciement, le doubler au cas où ça va dans les spams, remplir le formulaire pour l’intermittence, prévoir à quelle heure je dois partir demain. Et m’écrouler dans l’un des mille lits où j’ai dû dormir dans ma vie.
Je me réveille au bout de 11 heures, et soudain je ne dois aller nulle part. Tout s’inverse : je suis là, entourée de pierre et de bois, d’arbres qui grandissent, de nids d’oiseaux au même endroit, de mes carnets à la même place. Je reste deux à trois semaines sans voir personne. J’aimerais que ça dure une saison entière. Mes lèvres ne se décollent pas pendant plusieurs jours. Je ne m’en rends compte que quand je vais acheter le pain et que soudain je dis « Bonjour. » Le boucan se calme, lentement. Je cherche à entendre à nouveau les mots qui chantent dans ma tête.
Les mots ne s’arrêtent pas en moi. Jamais. Quand je vais acheter du pain, quand je lave la vaisselle, quand je parle à quelqu’un, quelque chose se raconte en moi. Je ne pourrai jamais écrire tout ce que j’entends dans ma tête. Certains mots atterrissent sur le papier. Ce sont les queues de comète, les copeaux des magnifiques sculptures que j’ai imaginées et que je n’ai jamais le temps de tailler. Les manuscrits s’accumulent – quatre refusés par les éditeurs, dix ans de travail. Ceux qui sont publiés ne sont que des accidents qui ont eu de la chance.
J’ai toujours eu la mémoire des mots, mais une mémoire qui fait peur. Je peux réciter des films de quatre heures à la virgule près, alors que je ne les ai pas vus depuis plus de vingt ans. Je peux reconnaître la version d’une chanson selon la respiration du chanteur, je connais chaque note de certaines symphonies ou concertos. Chaque conversation que j’ai me revient, quelques minutes, quelques jours ou des mois après. « Tu m’as dit ça je t’ai répondu ça tu as dit ça. » Mais ne me demandez pas si la personne a les yeux bleus ou marron, ni ce qu’elle portait. Même les visages des personnes que je reconnaîtrais n’apparaissent pas dans ma mémoire. Cette mémoire est un instrument extraordinaire pour la scène, mais dans la vie quotidienne, elle peut être un insupportable rappel pour les autres, et un boucan que j’aimerais bien faire taire parfois. La seule chose qui peut faire taire les mots en moi, ce n’est pas la musique, ce n’est pas le silence, ce n’est même pas la fatigue. Ce sont d’autres mots. Alors j’écoute des livres sonores, des podcasts et des entrevues
Je suis un voleur de mots. Je cueille des phrases dans les conversations que j’entends dans les cafés ou dans la rue, à la radio ou dans un film. D’un coup, une phrase résonne. Je la déplie pendant de longues minutes, des jours parfois, je lui tourne autour, je la pétris, je la guette et je la récupère. Elle peut être l’étincelle d’un nouveau texte ou d’un personnage. Mais pour pouvoir être attentif à ce travail, il faut faire taire le boucan. Tous les mots parasites qui frappent à la porte comme des gosses le soir d’Halloween. Ce sont les mots de la survie quotidienne : « Depuis combien de temps le directeur de ce festival ne t’a pas répondu ? Relance la personne qui ne t’a pas encore payé ton cachet. Essaye encore cette semaine l’éditeur qui te dit qu’elle te recontacte la semaine prochaine. » L’urgence est une petite bestiole qui épuise la création. Elle gratte, gratte jusqu’au sang, jusqu’à ce qu’on s’occupe d’elle. Chaque année au Canada on voit des élans courir comme des dératés. Ils ne fuient pas un loup ni l’homme. Ils fuient la mouche noire. Une mouche impitoyable qui tourne autour et perce le cuir du plus grand animal des forêt de l’hémisphère nord. Moi aussi j’ai ma mouche noire.
Parfois elle prend une autre forme, celle des conversations laissées en suspens avec des gens que j’aime, et qui me manquent. Je retrouve sur les tchats nos derniers mots échangés. Et cette foutue mémoire n’a pas perdu un seul dossier. Je sais exactement quels sont les derniers mots que cette personne m’a donnés, et j’attends la suite qui ne vient pas. Elle a eu la chance d’oublier. Je reste sur « Ce serait bien qu’on fasse… Je te tiendrai au courant… On se capte, je t’appelle… »
Chaque jour est un combat pour faire taire le boucan. Pour se fermer aux mouches noires de l’urgence, et se rendre disponible à ces mots qui ne font que passer par moi pour raconter les histoires que j’entends dans les plaintes que les gens ne poussent pas, dans les espérances qui sont au bord de leurs yeux, dans tout ce qu’ils cachent et taisent. Ce sont des mots à cueillir dans un jardin très difficile d’accès, une poche fragile en équilibre au-dessus de la page blanche.