À chaque table les yeux vont et viennent entre les assiettes et les yeux d’en face. Chacun a quelqu’un à regarder, et quelque chose à dire.
Les histoires se bousculent au bord des lèvres. « Tu sais… » Sous les ruades des rires, les confidences se protégent derrière un bras tenant à la verticale, coude posé sur la table. Les vérités cherchent des espaces vides entre une épaule et le plateau d’un serveur, pour ne pas se perdre. Les retrouvailles se bousculent avec leurs chargements de récits. « Sinon quoi de neuf, et bien… » Boulot, appart, vacances, famille. À côté on discute à quatre : deux humains et deux téléphones impossibles à lâcher. À des tables plus sérieuses, les tasses et les verres vides se laissent pousser pour faire de la place, une place vide sur la table entre deux mains qui tentent de démêler un noeud existentiel. Dans les angles, ce sont des déroulés de plaintes, des jugements et des condamnations définitives qui tombent là, épuisées de s’être retenues toute la semaine. Au milieu et à l’écart de tout, les amants ne se disent pas grand chose. Ils se sont tout dit avec leurs peaux avant de venir.
Au milieu de tous ces yeux de quoi regarder, un regard enjambe la chaise vide en face. Il traverse la salle, lorgne le bar, voit tout sans regarder, écoute sans lever le nez. Ces yeux-là ont appris depuis longtemps à défaire les masques, à identifier ce qui se cache, à transformer le geste le plus banal en rideau entrouvert sur un drame. Parfois ce n’est plus une histoire inconnue qu’ils cherchent. C’est une histoire qu’ils connaissent déjà, tapie au fond de leur tête, et que le petit geste de la fille qui vient de se toucher les cheveux a suffi à réveiller/éclairer.
Parfois, c’est tout le contraire. Une beauté nous arrête, un tic, un dos voûté ou une manière de balancer la tête. On ne sait pas pourquoi. Et on attend, que ça nous raconte quelque chose. Quand ça bloque on recule un peu, et on s’amuse à réorganiser les tables, par affinités entre ces inconnus qui se ressemblent et se tournent le dos.
Et puis les regards inquiets du serveur viennent nous rappeler qu’on a pris qu’un café, qu’il est froid depuis longtemps et qu’on est là depuis plus de deux heures. Mais le gérant nous laisse. C’est l’effet belle-fille-toute-seule-qui-a-l’air-d’être-artiste. Ça a son capital sympathie.
Il y a bien longtemps que j’occupe cette place. Depuis la cafète du collège. J’ai appris à trouver la bonne table pour être tranquille et voir le plus possible de monde sans être trop vue. J’ai appris à passer sans tristesse et sans envie devant ces tables grouillantes d’amis où personne ne m’avait réservé de place, et où les chaises vides à mon approche se couvraient d’un sac. J’ai appris à avoir de longues conversations avec moi-même et avec le monde qui m’entourait.
À force, je l’ai trouvée, ma place. C’est ici, au milieu et à part. Être capable de se mêler à n’importe quelle table et de parler le langage de chacun. Et faire ce qu’on ne peut faire qu’à cette place : raconter le monde.