Dans les milieux alternatifs, on se passionne très vite dès qu’une femme est élue, dans un pays ou une commune, à une haute responsabilité. Une double promesse est là : d’abord, rétablir une injustice. Les femmes ont longtemps été écartées des postes à responsabilité et continuent de l’être. Les femmes devraient avoir les mêmes chances que les hommes de nous représenter. Il n’y a là rien à dire, c’est une évidence. L’autre promesse, c’est que les femmes gouverneraient autrement, et mieux, parce qu’elles sont femmes. Elles sont du côté du consensus, du pacifisme, soucieuses de la vie, et un monde gouverné par les femmes serait plus paisible. Et quand on brandit les contre-exemples des Margaret Thatcher ou des reines et impératrices impitoyables ayant déclenché des guerres immondes, on nous dit que ce sont des femmes masculinisées.
Il y a des jours où j’aimerais pouvoir me reposer dans le confort de ces certitudes. Avoir une représentation du monde bien simple, avec une frontière nette entre le bien et le mal, les dominés et les dominants, les pacifistes et les belliqueux. J’aimerais qu’on me dessine un monde pacifiste de femmes, toutes sœurs, respectueuses de la vie et des autres, et que j’y crois. Mais j’ai trop le respect de la vie pour lui faire l’offense de ne pas la regarder et en accepter la complexité, les paradoxes et les déséquilibres.
Je ne postulerai pas que toutes les femmes sont sœurs parce qu’elles sont femmes. Et si un homme, et un homme blanc, se mettait à défendre les idées dans lesquelles je crois, je n’hésiterai pas à voter pour lui. Les représentants du peuple ne doivent pas nous ressembler, ils doivent nous représenter. Je ne discriminerai pas un candidat par sa couleur de peau ou son genre, même s’il devait être un homme blanc.
Dans les coulisses des mouvements alternatifs, des communautés féminines en tout genre se créent, animées par l’idée de créer une force de changement de société féminine. Au bout de deux, trois ans, elles disparaissent. Car – chose étrange et incompréhensible – ces dames se sont rendues compte que des conflits apparaissaient, des relations de pouvoir, des jalousies et des coups bas. Ô surprise ! Les femmes sont donc des êtres humains comme les autres ? Capables de coopérer quand c’est dans leur intérêt, prêtes à se combattre quand c’est dans leur intérêt. Au lieu d’attendre que les femmes soient sœurs parce qu’elles sont femmes, je préfère participer à réunir des personnes, quelque soit leur genre, prêtes à défendre l’égalité des chances entre femmes et hommes.
Je ne suis pas en train de dire qu’être femme ou homme, c’est pareil. Que tout est social et construit. Le rapport-au-monde d’une femme n’est pas le même que celui d’un homme. On ne peut pas le nier, mais on ne peut pas non plus tout réduire à ce seul élément. Comment faire ? Souvent quand un problème est trop complexe, j’aime m’en éloigner et aller chercher les mêmes mécanismes à l’œuvre dans une autre thématique. Le genre comme la couleur de peau entraînent une certaine relation au monde qui a une part biologique, et une large part culturelle. Une personne à la peau noire n’a pas le même rapport au soleil qu’une personne à la peau blanche. Le taux de mélanine a plusieurs conséquences sur nos corps. Cela, nous ne pouvons pas le changer. Mais le rapport-au-monde d’une personne noire aux États-Unis est socialement différent de celui d’une personne à la peau blanche. Martin Luther King disait : « White is a state of mind. Blanc est un état d’esprit. » De la même manière, une femme a ses cycles, des hormones différentes et ne vit pas le même rapport au monde qu’un homme. Mais une femme est aussi socialement déterminant.
Je réécoute James Baldwin et le combat pour les droits des Afro-Américains. 1968, rencontre télévisée entre le philosophe Paul Weiss et James Baldwin. Weiss reproche à Baldwin de tout ramener à la race, comme s’il y avait fondamentalement deux groupes, les Blancs et les Noirs, alors que d’autres différences pouvaient être beaucoup plus importantes : la classe sociale, la religion, la forme du corps. Weiss rappelle qu’un universitaire blanc est bien plus proche socialement d’un universitaire noir que d’un ouvrier blanc, que Baldwin lui-même est un intellectuel appartenant à l’élite qu’elle soit blanche ou noire. « Vous n’êtes pas l’incarnation de la Négritude, vous êtes un auteur remarquable et je vous admire en tant qu’auteur, peu importe que vos ancêtres aient été vendus ou aient été les tortionnaires. » Baldwin répond qu’il emploie les catégories qui existent dans la société discriminante. Qu’il n’a pas le luxe de parler depuis un point de vue idéaliste. Que c’est la réalité qui le force à penser l’homme Noir et l’homme Blanc.
« Je ne sais pas si la plupart des Blancs de ce pays détestent les Noirs. Mais je sais que les institutions de ce pays sont blanches, qu’il y a une église blanche et une église noire. Je ne sais pas si les syndicats de travailleurs me détestent, mais je sais que je ne suis pas dans leurs syndicats. Je ne sais pas si les lobbies immobiliers me détestent, mais je sais qu’ils me laissent dans les ghettos. Je ne sais pas si les responsables du système éducatif détestent les Noirs, mais je sais ce qu’il y a dans les manuels scolaires qu’ils donnent à mes enfants. Vous me demandez un acte de foi sur un idéalisme dont vous m’assurez l’existence, mais que je n’ai jamais vu. » (à écouter sous titrée ici)
Voilà toute la question : est-ce qu’on agit depuis le point de vue idéal ou depuis le réel ? Faut-il pour changer les comportements maintenir son exigence, ou forcer le trait pour un temps, pour rétablir l’équilibre ? Faut-il maintenir l’exigence de ne juger d’un candidat que pour ses idées, ou faut-il encourager les femmes candidates même si on ne les juge pas totalement compétentes, pour rééquilibrer l’offre politique ? Je n’ai pas la réponse à cette question.
Voter pour une femme parce qu’elle est une femme est un affront que je n’ai pas envie de lui faire. Mais je ne peux pas regarder l’offre électorale comme si les institutions donnaient autant de chances aux femmes qu’aux hommes. Comme si une mère de famille qui se lançait en politique avait les mêmes chances qu’un père de famille. Ce dont je rêve n’est peut-être pas pour maintenant. Peut-être qu’il faut faire aux femmes l’affront de voter pour elles parce qu’elles sont femmes, quitte à mettre aux commandes des incompétentes, des manipulatrices ou des naïves. J’ai du mal à désirer une résistance qui reproduit ce qu’elle prétend combattre. Elle ne mérite même pas le nom de résistance. Elle n’est qu’un bidouillage. Peut-être une étape nécessaire comme le disent certains.
Mais je ne veux pas perdre de vue mon idéal. Je souhaite voter pour la vision du monde qu’une candidate porte, pour le projet qu’elle construit, pour sa capacité à l’insuffler. Et si le fait d’être femme nourrit ses talents et sa vision, tant mieux, comme le fait qu’elle vienne peut-être de la campagne plutôt que de la ville, qu’elle ait vécu à l’étranger, ou que sa famille soit binationale. Je veux lui offrir la chance que son état de femme disparaisse dans sa candidature. Qu’elle puisse dire comme James Baldwin : « Je suis parti vivre en France car j’avais besoin de savoir où s’arrêtait le fait que je sois Noir et où je commençais moi-même. » Je veux pouvoir dire haut et fort qu’une candidate est mauvaise, sans me faire taxer d’anti-féministe. Je veux la respecter au point de ne pas lui épargner ma critique sous prétexte qu’elle est une femme. Et si face à elle se tient un homme compétent, posé, raffiné dans sa pensée et précis dans son projet, je n’ai pas envie d’hésiter.
Qu’une candidate fasse appel à son genre pour me séduire, est à mes yeux une dégradation de sa personne et une insulte à mon intelligence. Qu’elle prétende me représenter parce que nous sommes femmes est une insulte à ce que je suis. Car je ne suis pas que femme. Je suis femme, et bien autre chose. Mes affinités vont bien au-delà de mon sexe. Je ne suis pas une femme qui écrit. Je suis femme, et j’écris.