Si on disait que Mathieu Bellemare se situe entre la chanson, le théâtre, le conte et la musique de film, on ne dirait pas assez. Si on disait que Mathieu Bellemare est auteur-compositeur-interprète, conteur et illustrateur, on manquerait quelque chose. Si on disait que l’univers de Mathieu Bellemare est morbide, on passerait à côté. Mais à côté de quoi ? À côté d’une sorte de proposition que Mathieu nous fait pour sortir de nous-mêmes, et paradoxalement, nous retrouver.
Cet artiste insaisissable nous a offert ce mardi à la maison de la culture Côte-des-Neiges son spectacle Chants des marais et des morts, entouré de ses musiciens Vincent Fournier-Boisvert au violoncelle, Catherine Audet à la percussion, Geneviève Bellemare au piano, Jean-Sébastien Leblanc aux clarinettes et Maxime Racicot à la guitare.
Faire réellement connaissance
Mathieu entre en scène tout à fait normalement, sans mise en scène et sans effet d’attente. C’est qu’il nous « convie autour du feu ». Le ton est donné : Mathieu va s’adresser à nous et nous installer dans ses chansons, par le conte, par le rêve ou par l’anecdote. Des chansons qui nous font passer d’une maison hantée à une foire, d’un escargot à un marin, d’un cimetière à l’histoire de Fanny. Mathieu fait le pari que ici, sur scène, et en osant aller au fond de son imaginaire, « on a la possibilité de faire réellement connaissance ». Il nous invite à la « foire aux cent bordels », et à nous reconnecter avec notre « moi marin », quitte à pousser des cris d’enragé titubant.
Pas peur du ridicule
Et pour créer cette proximité, cet échange véritable, Mathieu ne se cache pas derrière une attitude conquérante. Il se montre ridicule et maladroit. Et telle est la marque des grands artistes sur scène. Comme un pied-de-nez aux chanteurs qui se carapacent derrière l’attitude dictée par l’industrie de la musique, dont Mathieu s’est moquée dans sa chanson d’amour : « alors la prochaine chanson que je vais vous chanter ».
Sa seule carapace, c’est son chapeau qu’il partage avec l’Escargot. Il a d’ailleurs abandonné le jeu de chapeaux de la première version du spectacle à Vue sur la relève en 2011. Car c’est sur la scène que les artistes murissent. Peu à peu on enlève le superflu, on coupe, on taille, on resserre, on allège, on va à l’essentiel, on lâche les accessoires et pirouettes derrière lesquelles au début, on se cachait. Mathieu n’a plus besoin de ses chapeaux pour faire vivre ses personnages.
Son personnage à lui, Mathieu, qui se saoule la yeule à l’auberge des trois mâts dont la porte se trouve… entre ses draps, met en scène sa peur et son interrogation devant l’étrange chorégraphie à laquelle se livre son esprit. Ce personnage ridicule nous ancre à nouveau dans le réel, et nous tend le miroir de nos propres préjugés. Parfois, on aurait bien voulu que le va-et-vient entre la chanson fantastique et l’anecdote comique fasse une pause, histoire de voir jusqu’où on se laisserait embarquer. Faire taire un peu le « Je sais ce que vous allez me dire… Mathieu, t’es bien bizarre ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Qu’est-ce que c’est que cet escargot qui cause dans son assiette ? C’est une des plus belles chansons peut-être, sur la fragilité, le doute et la solitude de quelqu’un de pas tout à fait normal. Quand les films de Disney se mettent en branle pour nous construire un univers fantastique qui finalement ne nous fait pas décoller de notre confort, Mathieu, lui, nous ramène à nous par un détour fantastique.
Faire un détour par l’imaginaire
La musique rappelle celle de Tom Waits, expressive et réglée au quart de tour, elle crée une atmosphère empreinte de la nostalgie de l’enfance et de démence. Et c’est la chanson « Vous arrive-t-il d’entendre des voix ? » qui nous amène au cœur de la démarche de Mathieu, et au moment sans doute le plus fort du spectacle, où le corps de Mathieu se lâchait un peu plus, où l’on croyait voir ces esprits qui lui parlaient. Et comme tout artiste insatisfait du réel, Mathieu renverse les choses : et si nos rêves, nos cauchemars, nos fantasmes et nos doutes étaient bien plus réels que ce qu’on appelle nos vies ? Si le réel était ailleurs ?
Je vais coucher sur le papier ce qu’elles viennent me conter, j’en ferai des histoires, peut-être même des chansons, et j’arriverai à faire croire que j’ai toute ma raison…
Mathieu Bellemare réussit ce tour de force d’avoir à la fois un vrai spectacle de scène, et une musique qui peut s’écouter les yeux fermés. On est loin du musicien qui joue son album sur scène. Faites donc l’expérience de fermer les yeux sur « L’orphelin » ou sur « Fanny », oui, l’imaginaire décolle. Pour peu qu’on ait le livre-disque… on sera accompagné par un gars qui, sous les airs gauches de son personnage, fait preuve d’une grande maîtrise de son art, et, ce qui est peut-être le plus précieux, d’une totale indépendance artistique.