Un homme nous rejoint. Il salue chaque personne : la main se lève, enthousiaste, et vient se loger dans la main amie. Le geste finit en accolade. Puis il va vers un homme qu’il ne connaît pas. Les deux mains restent un moment l’une dans l’autre, le temps pour les regards de s’apprivoiser. Un troisième tend une main hésitante, que quelques paroles suffisent à rassurer. L’homme continue sa tournée. La prochaine personne est une femme. Ce sera la bise. Les visages se frappent sans se regarder. Les sourires et les voix contrastent avec la dureté du geste.
Le premier contact
Quel est le premier contact des êtres humains quand ils rencontrent leurs congénères ? Le salut, ce geste chargé de sens et d’interdits, raconte nos sociétés autant qu’ils les forge.
Nous sortons de la voiture et allons à la rencontre de notre hôte. Les deux hommes se serrent la main chaleureusement. L’homme ignore ma main tendue et me dit « On se fait la bise ! ». Je reçois sa convivialité en deux coups de joue qui font résonner mes mâchoires.
Comment se saluer ?
Le salut est genré à travers les sociétés. Il énonce la limite des rapports entre hommes et femmes. Le namaste en Inde, ou au Japon, l’inclinaison eshaku ou keiri. Au Maghreb, on se serre la main, puis on la porte au cœur ou bien aux lèvres. Pour saluer une personne âgée, c’est un baiser sur son front. Hommes entre eux et femmes entre elles se font la bise d’un seul côté.
Il y a dans ces gestes une humilité et une chaleur que nous avons perdu dans notre salut. Quelque chose qui dit : je reconnais ton être et je m’incline devant lui. Un respect que l’on retrouve dans les arts martiaux comme dans la pratique du yoga.
L’intimité d’une poignée de main
Nous avons la chance d’avoir dans le vocabulaire de notre salut la possibilité du contact physique. La poignée de main peut être un geste magnifique, car elle est intime tout en respectant une distance respectueuse qui donne le temps de lire le visage de l’autre pendant le salut. Donner sa main, celle avec laquelle on écrit, on sculpte, on travaille, on caresse, est un geste généreux. Le contact des épidermes est déjà une première manière de se raconter. On peut comprendre beaucoup de choses sur une personne dans sa poignée de main : sentir si la peau est froide ou chaude, sèche ou gorgée d’eau, si le geste cherche à marquer la puissance ou la soumission, s’il se donne avec générosité ou par simple obligation. Le geste peut se prolonger ou se raccourcir. C’est déjà une relation qui s’épèle. Le vocabulaire de la poignée de main est riche comme une langue, à condition qu’on prenne le temps de l’apprendre. À côté de cette richesse, on se demande ce que la bise peut bien avoir à raconter.
Sait-on encore se toucher ?
Le salut fait partie du langage. Comme notre manière de dire merci ou bonjour, ou l’existence du vouvoiement, il raconte quelque chose de notre société. La poignée de main qui se raréfie et s’appauvrit accompagne la perte du toucher qui sévit dans nos cultures. Nous avons troqué la diversité des interrupteurs et des boutons, de la lumière au gaz, du téléphone au moulin à café, pour la glissade des pouces (voir article Le boucan des forêts). L’acte de se laver est désormais privé, là où à d’autres époques – et encore dans de nombreux pays – il est un acte social, où les jeunes aident les anciens à se laver (voir article Où sont passés les corps de nos grand-mères?).
Comme beaucoup de domaines de notre vie et de notre créativité, l’acte de toucher a été confiné à la sphère privée. À croire que nous avons oublié que notre corps est un formidable outil de communication et notre premier instrument pour approcher le monde. Que peut-il advenir d’une humanité qui oublie son corps ?