Ce fut dans une clairière de Savoie. On entendait les avions et les sportifs du weekend passer. Ce fut dans une clairière du Cantal, imprévue au coeur de la forêt. On entendait les voitures passer sur la nationale. Ce fut dans la neige des Pyrénées et dans une forêt d’Ontario. On n’entendait rien.
C’était toujours au moment où je ne m’y attendais pas. Je tourne la tête, je lève les yeux : une biche et ses faons. Dans le Cantal, je les surprends. Ils se dressent sans me regarder et courent. En Savoie, ils m’ont vus mais continuent de brouter. De temps en temps ils lèvent la tête, pattes prêtes à bondir, têtes tournée, oreilles tendues. Ils m’ont laissé m’allonger dans l’herbe et les regarder pendant près de quarante minutes. En Ontario, ce furent quelques secondes. Littéralement nez à nez, à quelques mètres. Le temps de se regarder et de s’étonner. Il ne fallait pas bouger la main. Dans les Pyrénées, les branches de l’hiver m’offraient un autre accès à la forêt. Elle est passée dans le silence blanc avec son faon qui vivait son premier hiver. Il a suffi de s’accroupir.
Pas de photo, pas même une tentative de s’approcher. Il ne s’agit pas de voir l’animal. Il s’agit de s’en faire tolérer. Ou encore mieux : de s’en faire ignorer. Ici être ignoré est une marque de confiance. On prend une bonne dose d’humilité. Ici, on n’est pas chez soi. Et on sait qu’on est un élément perturbateur. Qu’en tant qu’être humain, nous sommes un danger. À nous de prouver le contraire. En se taisant, en ne bougeant pas, en baissant la tête. Je retrouve ma juste place. C’est à moi de comprendre le langage de l’autre. De le guetter, de percevoir son hésitation ou sa crainte bornée, sa curiosité peut-être, son désir de montrer qu’il est chez lui. Et d’adapter mon comportement. J’attends. Trois secondes, trois minutes ou trente. Ici le temps s’habite autrement. Et quand la rencontre s’interrompt, c’est de toute façon assez. Je n’en redemande pas plus. On est plein. Entier. Rempli pour des heures, des jours.
Il est des humains qui m’ont rempli de la même manière. Car il y a des gens qui, pareils à des animaux sauvages, nous laissent parfois entrer pour une heure, un après-midi, quelques jours, dans leur antre. Leur atelier, leur fournil, un coteau, un pied de falaise. Un lieu où ils oeuvrent chaque jour à ce qui les rend entier, ce qui les complète et les dépasse en même temps.
On comprend qu’ici est à l’oeuvre quelque chose dont l’humain porte la mémoire depuis presque ses origines. Tailler, tisser, pétrir, semer. Tous ces gestes qui répondent au rythme des saisons et de la vie et qu’un jour, on a mis à l’heure de la productivité constante. J’arrive au moment où l’une plante son osier, ou un autre met le fumier sur les prairies.
Dans ces lieux presque sacrés j’ai été accueillie, et pas comme une touriste. Tolérée donc. À moi de trouver un coin où je ne vais pas gêner, à m’adapter à leur rythme, à freiner mes questions quand ils ont besoin de silence. Pas question de les interrompre. Simplement, de les accompagner. J’ai ressenti le même privilège que les animaux me font sentir en forêt. Remise à ma place par ceux qui sont à leur place. Celle qui, ancrée nulle part, passe, s’arrête, recueille une parole, un geste, un regard, qui taille et tisse et pétrit les mots, et qui les sème au gré du vent qui souffle sur les artisans de l’immatériel, musiciens, conteurs, gens de la scène, rencontrait ceux qui s’inscrivent dans la terre.
C’est par ceux-là que tient encore ce lien ténu qui relie l’humain au reste du monde, à une mémoire immémoriale, à ce qui fait de nous des êtres appartenant à ce que nous nous nions si bien et que nous appelons la vie.
Quand on se quitte c’est souvent sans cérémonie, sans formules d’aurevoir, parfois même sans un mot. Ils sont en train de ramener les chèvres, de finir une jambe d’argile, de tresser l’anse d’un panier, d’enfourner les derniers pains. Ils s’affairent avant que le soleil se couche. Pas question de s’interrompre pour moi. Et c’est tant mieux. Les gens qui les regardent de loin disent qu’ils prennent le temps, qu’ils sont dans la lenteur. C’est faux. Ils retrouvent simplement un rythme fait d’accélérations et de détentes, de respirations et de sprints. Alors un salut de la main, un « Bonne route ! » et c’est fini. Je pars mais eux continueront, reviendront ici demain. Pour eux rien ne se brise. Pour moi, tout est rupture.
Quand je suis loin, les savoir à cette heure en train de mettre du bois dans le poele et se préparer à œuvrer, me rassure. Moi qui ne fais que tirer à l’arc la flèche de mots, en essayant de viser juste pour toucher au cœur, et, peut-être, changer quelque chose à ce foutu monde.